1001 ventres

De Tamara Saade / Compagnie Nawma
par la Compagnie Nawma
Ecole Régionale d’Acteurs de Cannes et Marseille

Date : Mercredi 28 novembre 2018
Horaires : 20h30 - 22h
Lieu : Le chapiteau des Noctambules
Durée : 1h30
Discipline : Théâtre

1001 ventres

Olivier Quéro

Mise en scène : Tamara Saade
Avec : Mathilde Bigan, Raphael Bocobza, Nino Djerbir, Pauline d’Ozenay, Clémentine Vignais
Régie : Lola Delelo

Il n’y a jamais de point de départ défini pour raconter une histoire, juste des images obsédantes, pour des raisons qu’on ignore parfois (et voilà ce qui aiguise l’obsession). Le récit, on l’abandonne, on se dit qu’on y retournera, et parfois c’est lui qui ressurgit sous la forme d’une vague, d’une image, d’un événement frappant, d’un geste. Parfois, en racontant l’histoire, on réalise qu’on n’en distingue que les contours. On en fabrique des versions, on en fait un spectacle. On réalise qu’il n’y a pas de point de départ et de point d’arrivée. On accepte de divaguer. Puis on tombe sur d’autres petites histoires. Voila à quoi ressemble notre travail, mais aussi l’histoire de la traduction des Mille et une nuits.

Je dois pourtant dire que ce sont mes yeux, mon regard, qui ont vu ce que j’ai cru décrire. Mes oreilles entendu. Je vivais un rêve duquel je deviens le maître aujourd’hui, en reconstituant les images qu’on lit, en les assemblant. Dans le matin, sans le souci de la mort partout à l’affût (je parle de la mort des chanteurs, des guerriers artistes dont les corps risquaient d’être décomposés par le soleil de midi), j’avais entendu une grande formation musicale improvisée sur des sentiers de montagne dans le danger. Un orchestre et des chœurs d’hommes et de femmes exécutaient un Requiem.

Jean Genet, Quatre heures à Chatila

Entretien

C’est autour d’une bière à Belleville que nous avons rencontré Tamara Saade, metteuse en scène du spectacle 1001 ventres, pour qu'elle nous parle de cette création collective avec sa compagnie Nawma.

N & AC : Quel a été le cheminement créatif de votre pièce, qui a vu le jour en 2016 ?

Tamara : Dans le cadre d’un exercice scolaire à l'ERACM (École Régionale d’Acteurs de Cannes et Marseille), je me suis intéressée au livre Hôtel Palestine de Falk Richter, dont le titre a attisé ma curiosité. Richter raconte la mort de journalistes indépendants venus couvrir la deuxième Guerre du Golfe, qui ont été tués par des tanks américains alors qu’ils étaient sur le toit de leur hôtel en train de regarder la chaîne Al Jazeera. Le gouvernement américain a appelé ça des « erreurs de frappe »… Richter décortique le langage politique : on joue sur les mots pour transformer les faits. Ce qui m'a beaucoup émue aussi était cet archétype : des personnes prises au piège alors qu’elles capturent justement quelque chose de catastrophique. Il fallait en parler sur scène !

N & AC : Le livre de Falk Richter fut donc votre première source d’inspiration ?

Tamara : Exactement, même si nous avons ensuite pris nos distances pour développer les perspectives que nous souhaitions aborder : nous avons réfléchi ensemble à la question des images et de leur fabrique. C'était à une période où on en recevait beaucoup d’images du conflit en Syrie, sans en connaître les sources. Il y avait une sorte de banalisation croissante de la violence, et toutes ces images devenaient presque des icônes. Quelle attitude adopter, en tant que comédien.nes, face à cette surabondance d’images ? Dans ce métier où nous en fabriquons justement en permanence ?

N & AC : Et vous avez trouvé une réponse?

Tamara : Nous n’avons pas essayé de répondre de manière scientifique, mais plutôt en allant puiser dans le domaine de l'intime. C'était surtout un exercice de compréhension autour de nos histoires, de nos corps. Par exemple, nous avons cherché à savoir d'où venaient nos cicatrices et quels événements sociétaux et historiques y étaient liés. Contre l’idée d’un schisme entre l’intime et le politique, il fallait retrouver de l’empathie dans le regard qu’on porte sur ces images.

N & AC : Quel lien la « fabrique de l’image » a-t-elle avec l’histoire de Shéhérazade, thématique principale de 1001 ventres ?

Tamara : La première question qui se pose pour une personne arabe, qui arrive en France, est celle de l’image qu’elle renvoie : « Quel cliché va-t-on faire de moi ? » L'histoire de l'orientalisme est très grande, et on se demande si cette manière dont l'Occident nous perçoit influe aussi sur la manière dont on se regarde. En voulant remonter aux origines de ce malaise-là, je me suis posé la question de savoir quel était le conte ou le mythe qui construisait l’image de l’Orient la plus stéréotypée. En réalité, je le savais déjà, c’était celui des Mille et Une Nuits.

N & AC : D'où vient le titre et à quoi font référence ces "ventres" ?

Notre pièce est une recherche intime sur l'héritage : ce qui nous reste, ce qu'on nous laisse et le ventre m’a fait penser intuitivement à quelque chose de très intime et ancré. Quand on dit qu'on a quelque chose dans le ventre c'est que ça nous pèse quelque part...

N & AC : Quels ont été vos choix de scénographie pour illustrer vos questionnements et aborder le personnage de Shéhérazade ?

Tamara : J'ai proposé aux acteurs d'imaginer qu’ils étaient sur un plateau de tournage lorsqu’ils montaient sur scène, car le cinéma est typiquement l’endroit où on façonne une image. On a travaillé avec la scénographe Camille Lemonnier, qui a monté un projet sur l’exotisme et le regard occidental sur les tribus de Nouvelle Papouasie - nous nous sommes donc retrouvées sur ce thème. Dans 1001 Ventres, le dispositif choisi est très simple : Camille a vraiment essayé de recréer une atmosphère d'équipe de tournage, de studio, sans toutefois rendre la chose complètement réaliste, car il n'y a pas de caméra sur le plateau. Les choses sont assez symboliques et la scénographie repose surtout sur le principe de suggestion : un fond vert, une bâche en plastique qu'on ouvre et qu’on referme pour représenter le regard du spectateur et sa vision de l'image, et nous tentons de rendre tout ça interactif.

N & AC : Vous avez conçu ce projet par l’écriture de plateau, notamment lors de votre résidence au Liban…

Tamara : Ce qui fait la particularité de la troupe, composée de onze comédien.nes, c’est qu’elle a principalement fonctionné sur l’échange d’idées, les improvisations, l’écriture collective. J’ai demandé aux acteurs de penser, par exemple, à une scène de discorde entre un réalisateur et un accessoiriste au sujet de la robe d’une actrice, et ce toujours autour du thème de Shéhérazade. Certaines improvisations n’ont pas bougé depuis trois ans et sont toujours présentes dans la pièce ! J'avais très envie que la troupe se déplace physiquement au Liban, car c'est là d'où je viens et où mon imaginaire s’est construit, et ce désir s’est avéré partagé. Nous ne voulions pas créer un spectacle figé, centré sur l’école. Cette résidence a donc permis cette écriture-là, puisque nos idées évoluent au fil de nos déplacements et découvertes. Ce spectacle est sans cesse en construction, encore aujourd’hui.

N & AC : Quels costumes avez-vous choisis pour illustrer ces enjeux d’histoire internationale et de philosophie de l’identité ?

Tamara : Nous n’hésitons pas, justement, à jouer avec les clichés notamment à travers les costumes. La réalisatrice, Pauline, porte un trench beige ; Nino se travestit avec une robe à paillettes ; et Raphaël, le producteur, a une casquette Coca Cola. Nous n’avons pas la prétention d'aller vers quelque chose de subtil. L’idée est de dépasser ces stéréotypes au fur et à mesure de la pièce.

N & AC : Bien que vous traitiez de thématiques sérieuses et graves, vous réussissez à faire rire le public aux éclats. Susciter le comique est-il un moyen d’aborder ces sujets plus facilement ?

Tamara : Notre pièce questionne justement les différents types de rires. L’objectif ici est de mettre en scène une situation qui sera familière au public et à laquelle il pourra s’identifier, et ce notamment grâce aux dialogues. Cela provoque souvent un rire complice, mais peut aussi susciter la gêne lorsque le public se retrouve face à une scène à laquelle on ne s’attend pas... Le plateau de tournage est un dispositif qui nous permet de créer un minimum de distanciation et de jouer sur l’auto-dérision face à nos propres représentations aussi.

N & AC : Quels ont été les retours du public, en France comme au Liban ?

Tamara : La société libanaise est réellement différente de la société française. La critique qui est revenue souvent au Liban était qu’il était agréable pour eux de voir des acteurs français se tourner en dérision face à ce sujet. Mais nous avons aussi eu des réactions qui concernaient la couleur de peau noire de deux de nos acteurs, peu commune là-bas : c’est encore une société esclavagiste où rien ne protège les travailleur.euses domestiques. La question de la confrontation des corps fut donc très intéressante dans ce projet, puisque les Libanais.es se sont non seulement retrouvé.es face à des situations inhabituelles, mais aussi face à des acteur.rices connu.es pour être très expressif.ves et à l’aise avec leurs corps. C’était notamment intéressant pour moi, qui viens de cette société... À Marseille, le public n'a pas compris la même chose, et était plus sur une lecture intellectuelle de la pièce. Le public avait du mal à comprendre le fait que l’on ait mélangé nos histoires personnelles à celles des Mille et une nuits, alors que notre principal outil de travail repose sur le collage. L'histoire d'un acteur peut tout-à-fait faire surface à travers le discours de Shéhérazade. Je ne prétends pas refaire une étude politique, historique ou sociologique des Mille et une nuits, et c'est ce qui a gêné le public français. Je suis curieuse de voir la réaction du public à Nanterre !

Propos recueillis par Nina Kervel et Anne Claire Simon