Il faut bien manger

De et par la Grosse Plateforme
par La Grosse Plateforme
Université Paris 8

Date : Jeudi 29 novembre 2018
Horaires : 18h30 - 19h30
Lieu : Le chapiteau de Tralala Splatch
Durée : 1h
Discipline : Théâtre / Danse / Performance

Il faut bien manger

Ange Leturcq

Mise en scène : Louise Buléon et Pénélope Lévy
Avec : Louise Buléon et Pénélope Lévy

Il y a deux personnes sur scène, elles se demandent qui sont les « Femmes-Monstres » et qui sont ceux qui racontent habituellement leurs histoires.

Elles se demandent si les « Femmes-Monstres » sont vraiment des monstres, si elles-mêmes sont vraiment des femmes ou pourquoi pas des monstres elles aussi.

Elles parlent d’elles. Elles parlent à tous les monstres. Elles écoutent de la musique de popstars et elles racontent le temps où les vagins faisaient beaucoup moins peur. Elles incarnent les sirènes de l’antiquité, la déesse Baubo, une femme à barbe ou bien Britney Spears et elles se disent : quand le récit de sa propre histoire retourne l’estomac de ceux qui l’écoutent, ce n’est pas si grave. Quand son propre reflet se déforme dans la glace de la salle de bain, ce n’est pas si grave.

Elles dansent et chantent l’histoire de la femme poulpe, qui se transforme. Les seins qui louchent, la chair qui prend la place, les mains qui traînent au sol, la tête d’homme et les cheveux en épines. L’histoire des déesses moins que rien, des Monstres Pop. L’histoire de nos King-Queens, comme des créatures mythologiques. Celles qui sont pas pratiques. Et qui jamais, jamais, ne se reconnaissent dans le miroir.

Il n’y a pas de monstres, il n’y a que la Norme. Plus on invente de normes et moins il y a de monstres.

Entretien

Il est 19h30, nous retrouvons les deux comédiennes et metteuses en scène du spectacle Il Faut Bien Manger. Derrière nous la foule s’active sur les trottoirs dans un brouhaha permanent, sans que cela perturbe Louise et Pénélope. Leur duo est évident, leur énergie est communicative. Ecoutez-les comme nous vous parler de femmes et de monstres.

On rit beaucoup dans votre pièce, et pourtant vous traitez en profondeur d'un thème fort qui est celui de la monstruosité. Comment jonglez-vous avec ces deux registres ?

Pénélope : Ce sont des rires de gêne, qui sont liés à ce que nous racontons. C’est un thème si fort que nous n’avons pas envie de l’aborder de manière dramatique. Tout ce que nous mettons en exergue c’est l’absurdité du rapport à la monstruosité, du rapport à la norme. Donc autant en rire.

Louise : Nous essayons en permanence de désamorcer le sujet de la monstruosité. Il s’agit d’obtenir des moments de partage de choses difficiles ou douloureuses, mais nous avions surtout envie de construire quelque chose avec ce thème. Et cela est rendu possible par le rire.

On vous voit vous travestir sur scène, incarner des monstres : qu’apporte cette transformation en live par rapport aux enjeux portés par la pièce ?

Pénélope : Justement, ces changements arrivent parce que nous, Pénélope et Louise, avons traversé ces différents monstres. Nous avons apporté un certain regard sur leur histoire, comme des « petites réponses ». Il y a un point fort dans la pièce dont nous parlons régulièrement : « la norme est monstrueuse, plus on invente de normes moins il y a de monstres ». Et nous jouons avec cela afin d’expliquer que ces normes ne sont vraiment que des codes dont nous pouvons faire ce que nous voulons : j’ai envie de mettre une moustache, je mets une moustache.

Louise : Nous nous travestissons dans tous nos personnages même si nous n’utilisons pas d’accessoires, de costumes ou de maquillage. Ce qui est intéressant est d’expérimenter sur scène et de voir les réactions que cela occasionne. Nous reprenons en partie Judith Butler qui dit que la féminité et la masculinité sont des constructions, peu importe ce que nous portons.

Le spectateur assiste donc à la fabrique en direct d'un monstre sur scène. D'après vous cela lui permet-t-il d'extérioriser une certaine gêne face au monstre, voire de se réconcilier avec le monstrueux ?

Louise : Nous avons voulu donner une parole à des figures d’il y a très longtemps, aux popstars… une parole qui soit réelle et quotidienne. Mais il y a aussi la question de notre présence sur scène et de la manière dont nous montrons des choses qui nous concernent. En effet, nous révélons des choses assez personnelles durant le spectacle, en rapport avec les fluides, le corps… des choses qui, quand nous les faisons, déclenchent des réactions dans les yeux des spectateurs. C’est cette réaction - « Mais je croyais qu’il n’y avait que moi qui faisais cette chose-là ! » - qui est très agréable.

Pénélope : Dans ces moments-là les spectateurs rient de soulagement, ça leur échappe. Car ce sont des comportements dont les gens ne parlent jamais à personne et, tout d’un coup, quelqu’un vient dévoiler cela sur scène un peu innocemment.

On est aussi frappé par l'hybridité des références et des images. Quel est le lien au sein de votre spectacle entre ces univers si différents : le monde mythologique, l’univers de la pop ?

Louise : Le lien concret dans le spectacle est nos deux personnages, c’est-à-dire Louise et Pénélope. Et c’est cela qui est le plus difficile car il faut travailler des présences qui permettent au spectateur de se rattacher facilement à nous et à notre parcours : comment est-ce que nous nous transformons à travers tous ces personnages et par toutes ces histoires ? Comment est-ce que nous arrivons d’un point A à un point B au fur et à mesure du spectacle ? Ce sont deux personnages qui se cherchent.

Vous présentez une monstruosité genrée à travers le mythe de la femme-monstre : comment tout un chacun peut-il se retrouver dans votre spectacle ?

Louise : Les univers de la pièce parlent à tout le monde. Nous évoquons cette monstruosité hyper féminine que la société a construite en parlant des règles, des organes génitaux, etc. Nous voulions traiter de ce que c’est que de se retrouver dans un endroit où les genres sont troublés, de pouvoir voguer un peu, tenter des choses.

Il y a beaucoup de femmes qui viennent nous parler après un spectacle, en ayant de fortes connections avec ce qui a été dit. Et il y a sûrement plein d’hommes qui apprennent des choses et qui en sont émus. Les mythes que nous présentons parlent autant aux hommes qu’aux femmes parce qu’ils interrogent le rapport à soi et que chacun peut créer son propre mythe.

Le mythe de la femme-monstre a traversé les époques et les sociétés, quel est selon vous le mythe en construction aujourd'hui ? Est-il nécessaire que ce soit les femmes qui s’en saisissent et qui en soient les oratrices ?

Pénélope : Je suis contente que ce soit un spectacle où nous prenons la parole en tant que femmes. Il y a plusieurs femmes-monstres modernes et nous nous emparons d’une figure en particulier, celle de la pop star. Les pop stars femmes sont hyper sexualisées, elles doivent être belles et répondre à des normes extrêmes. Cela les rend monstrueuses car elles se retrouvent coincées dans une espèce de cage.

Louise : Je suis persuadée que n’importe quelle femme utilise des stratégies pour gérer sa propre situation : autant celles qui utilisent leur hypersexualité que celles qui s’en éloignent.

Pour vous, ce dispositif du cirque offert par le Festival de Nanterre sur Scène peut-il être mis en lien avec le freak show et avec ce besoin de contempler le monstre ? 

Pénélope : C’était un cadeau pour nous de jouer dans le Tralala Splatch. Nous mettons en place un dispositif tri-frontal ou quadri-frontal, et déjà dans notre création nous avons voulu mettre en scène cette impression d’être dans une cage ou un zoo avec des gens qui nous enferment par leurs regards. Le fait d’être dans le chapiteau était la cerise sur le gâteau. Et cela fait d’autant plus sens quand, dans le spectacle, nous traversons l’univers du freak show.

C'est un monstre à deux têtes que vous présentez sur scène, celles de Pénélope Lévy et de Louise Buleon Kayser : comment s'est effectuée cette rencontre et qu'est-ce qui vous a conduites à cette création ?

Louise : Nous nous sommes rencontrées sur un autre projet de théâtre. Nous avons chacune de l’expérience avec d’autres spectacles et nous nous retrouvions sur pas mal d’idées et de questionnements. C’était aussi le plaisir de pouvoir faire notre propre pièce autour de ces choses qui nous appartiennent et qui sont en accord avec nous.

Pénélope : Par ailleurs, c’est un spectacle qui s’est fait très en douceur ; nous nous sommes retrouvées avec l’envie de faire une création sur les femmes, sur les femmes-monstres ; nous nous somme questionnées sur la monstruosité, puis nous en sommes très vite venues à notre propre monstruosité.

Comment avez-vous conçu la scénographie, étant toutes deux comédiennes de votre propre pièce ?

Louise : Avant nous faisions de la scénographie imaginaire : nous écrivions pleins d’idées et un jour j’ai rêvé - c’est vraiment comme cela que ça s’est passé – que nous faisions le spectacle en multifrontal dans une forêt de micros. J’ai retrouvé Pénélope, je lui ai raconté et nous avons validé. Banco. Nous fonctionnons par inversion et c’est assez agréable : nous faisons des choix, nous les validons et après nous regardons comment cela fonctionne.

Et pourquoi ce titre "Il faut bien manger" ? Que cherchez-vous à provoquer chez le spectateur ?

Pénélope : Il n’y a pas de ponctuation sur le titre, ce qui le laisse ouvert à l’interprétation. L’idée nous est venue pendant une improvisation de femme-sirène ; les sirènes sont des tueuses, des mangeuses d’hommes. Elles tuent des marins mais elles n’ont pas le choix : il faut bien manger ! C’est un peu la même image que celle de la mante religieuse : elle tue le mâle après l’accouplement parce que c’est la source de nourriture la plus proche d’elle. Ce procédé naturel fait écho au monstre.

« Il faut bien manger », c’est aussi une injonction à la féminité, à la norme : il faut faire des régimes, ne pas manger n’importe quoi, etc… Et il y a cette idée, avec les pop stars, de vouloir dire : elles se compromettent en tant que personne, parce qu’en réalité il faut bien mettre des pâtes dans son assiette. C’est une image qui parle à tout le monde !

Propos recueillis par Marylou Moreau et Claire Jalabert