Des Souris & Des Hommes

par la Cie en Eaux Troubles

Date : Jeudi 12 décembre 2013
Horaires : 19h30 - 21h20
Lieu : Théâtre Bernard-Marie Koltès
Durée : 1h50
Discipline : Théâtre

Des Souris & Des Hommes

© Lila Meynard

Mise en scène : Paul Balagué

Interprétation : Alexandre Molitor, Laurent Lenoir, Sophie Imbeaux, Paul-Eloi Forget, Ghislain Decléty, Lucas Dardaine, Bastien Carpentier, Jérôme Tardieu, Samuel Valensi.

Ecriture dramaturgique : Paul Balagué

Musique : Samuel Valensi

Scénographie : Paul Balagué

Costumes : Paul Balagué

Lumières : Ludovic Heime

Production et diffusion : Compagnie en Eaux Troubles

Cette nouvelle création de la Compagnie en Eaux Troubles vous emmène dans une Amérique immense et violente, où deux hommes liés par une amitié mystérieuse errent à travers les paysages chauds de la Californie.

Portés par le rêve qu'un jour peut-être ils trouveront leur endroit à eux et y seront heureux, ils vont de ranch en ranch pour s'y tuer à la tâche. Mais un jour, un nouvel emploi va confronter cette vie d'errance et de rêves à son plus grand défi. Leur plongée dans l'univers sombre des hommes et de leurs histoires cachées sera des plus terribles. Personne n'en sortira indemne.

« Au début il y a eu la lecture de ce roman et la découverte de sa langue si faussement simple et de son récit si percutant. Dans une Californie du XXème siècle à la fois vagabonde et industrielle, Steinbeck campe des personnages bruts et poétiques qui traversent un univers profond. C'est un récit fort, odorant et physique. La découverte de ce texte a frappé notre collectif. Il y avait quelque chose là-dedans qui n'était pas qu'un simple roman mais véritablement un texte, un matériau, l'ouverture d'un univers entier. C'est une traversée, une pierre angulaire de l'imaginaire du XXème siècle et une magnifique mise à nu des fonctionnements humains et sociaux qui organisaient et organisent toujours notre vivre ensemble.

L'histoire de George et Lennie n'est tragique que parce qu'elle rencontre le jugement des hommes. D'où ce désir de travailler sur un groupe qui, ensemble, fait et défait l'espace ; un groupe toujours sur scène. Les sons, les bruits, la musique, tout vient de ce groupe. Il ouvre des espaces multiples, des histoires parallèles, et permet de jouer entre le dedans et le dehors, de montrer l'histoire et tout ce qui, ailleurs, l'entoure. Les comédiens s'assument en tant que tels et, sous nos yeux, deviennent leur personnage.

Cet univers, en apparence sec et rural, devient, par la langue de l'auteur et la vie de ce groupe, un lieu d'imaginaire. C'est pourquoi nous partons d'un décor simple, malléable ; un théâtre d'objets qui, par la force du collectif et la voix d'un narrateur, s'anime, émerge.

La musique fait partie de ce développement onirique. Elle donne la couleur des lieux et des personnages, elle esquisse les rêves et transmet le rythme.

Cette adaptation ne pouvait se limiter à la version théâtrale du chef d'oeuvre de Steinbeck : elle prend racine dans le roman et sa narration. En effet, ici, c'est la langue qui nous intéressait plus que le dialogue.

Ce texte résonne encore aujourd'hui : il parle du groupe et de ses exclus, des désirs d'ailleurs quand l'air du monde devient trop pesant et, paradoxalement, de la lutte de tous pour y conserver sa place. C'est un texte qui traverse notre culture et qui avait déjà été maintes fois adapté tant à la scène qu'à l'écran. Qu'importe, c'était bon signe, cet apport ne pouvait être que bénéfique, c'était à notre tour d'y entrer ; avec notre angle d'approche. »

Paul Balagué,
metteur en scène du spectacle Des souris & des Hommes

Entretien avec Paul Balagué

Propos recueillis par Apolline Flieg

C’est dans un café du 11ème arrondissement parisien, que j’ai pu rencontrer Paul Balagué, metteur en scène et fondateur de la Compagnie en Eaux Troubles, afin de récolter quelques informations sur son dernier spectacle : Des Souris & des Hommes. Cet entretien est l’occasion de pénétrer dans les coulisses de la pièce, présentée lors de la quatrième édition du festival Nanterre sur Scène.

Au tout début…

Peux-tu me raconter l’histoire de cette pièce et la façon dont elle a vu le jour ?

Paul Balagué : J’ai lu le roman de Steinbeck il y a quelques années maintenant. Ça devait être au collège ou au lycée et durant tout ce temps, je l’ai gardé dans un coin de ma tête. J’aimais les sensations et les rêves que ce roman me procurait. Je n’avais pas la possibilité de mettre en scène ce spectacle avant, puis, lorsque j’ai pu monter la Compagnie en Eaux Troubles, et après la réussite du premier spectacle, je me suis dit que c’était le moment.

Pourquoi avoir choisi de travailler sur un roman de l’écrivain américain Steinbeck, et pourquoi Des Souris et des Hommes en particulier ?

Evidemment, j’aime beaucoup Steinbeck. C’est un auteur à la fois poétique, tragique et engagé socialement. Il met en place des odyssées modernes et casse le mythe américain. Il possède un univers très marqué : celui de l’Amérique rurale au début du XXe siècle. C’est dans cette même Amérique qu’il va prendre les rêves des gens et du pays, pour les tordre et les distordre. Ce roman est l’exemple de l’efficacité dont Steinbeck fait preuve, pour mener à bien une réflexion sur la société américaine et son système marchand. Des Souris et des Hommes est construit comme une tragédie : on y découvre plusieurs tableaux se succédant et menant vers un aboutissement final inéluctable. La première anecdote sur la femme en rouge, ainsi que les caresses de Lennie, ne sont finalement que des mises en garde. Aucune échappatoire n’est possible pour ces hommes qui sont le reflet de la société. Cette histoire ne représente pas un fait divers, et il y a une fatalité dans la manière qu’a Steinbeck de planter son univers. Cet univers évolue et l’on sent que la nature était présente bien avant l’arrivée des hommes. Elle leur survivra également. D’une certaine manière Steinbeck était panthéiste : il contemple le monde et ses soubresauts, que ce soit le temps qui passe ou les changements d’ambiance. Il est doué pour faire sentir la marche du monde dans ses romans et c’est cela qui m’a intéressé dans cette œuvre.

Depuis combien de temps la troupe est-elle au complet ? J’ai lu dans le dossier de présentation que les comédiens venaient d’horizons différents, peux-tu m’en dire un peu plus ?

La troupe n’est réellement au complet que depuis un mois. Il y a eu un changement de comédien en novembre, sur un commun accord. La plupart des comédiens actuels sont arrivés pour le spectacle Des Souris et des Hommes. C’est un projet qui dure depuis un certain temps, la pièce est une création de l’année dernière et nous avons choisi de la remonter pour le Festival Nanterre sur Scène. Les comédiens ont été sélectionnés sur casting, et qui dit casting dit horizons différents : Cours Florent, ESAD mais aussi droit et histoire ou encore HEC, le profil des comédiens est varié. Ce qui est important au sein d’une troupe, c’est l’amitié et les liens qui s’établissent entre l’ensemble de l’équipe. L’esprit de groupe est essentiel pour la fluidité d’une représentation et nous essayons au maximum de nous retrouver en dehors des répétitions pour créer cette énergie. Le théâtre est indépendant de tout autre système, il y a quelque chose de plus fort dans cette pratique qui nécessite un mode de vie particulier. Le théâtre c’est l’apprentissage du collectif : faire du théâtre seul au sein d’une troupe est contreproductif. Ce qui est important c’est l’énergie finale et la transformation de l’espace en un ailleurs. Pour que cela arrive il faut un lâcher prise entre les comédiens, de la confiance et de la solidarité. Si l’on regarde autour de nous, personne n’est en groupe aujourd’hui, personne ne se sent, ne se touche, ne compte sur l’autre, ni se confie. Théâtralement, je pense qu’il est important que l’animalité de chacun soit assumée ne serait-ce que pour les réflexes, les sensations corporelles, les contacts, la chaleur qu’on dégage. On n’y fait que trop peu attention, et l’on se retrouve avec un corps sans odeur, trop apprêté, que l’on a du mal à mouvoir.

Comment as-tu fait pour adapter ce roman en pièce : as-tu fidèlement respecté le texte premier, ou t’es-tu permis certaines libertés ?

L’histoire est respectée, il n’y a pas eu d’énormes modifications sur cette dernière. On s’est malgré tout autorisé pas mal de coupes, sinon la pièce aurait été trop longue. On a également adapté certains dialogues car la traduction française du roman ne nous convenait pas. Cette traduction est vieille, les phrases et les mots ne tiennent pas en bouche comme dans la version originale anglaise. Le texte n’existe finalement pas en soit, il est fait pour être joué et si les mots ne tiennent pas en bouche, ça se sent et ça bloque au moment de la mise en scène.

La pièce :

Comment s’est déroulée la collaboration entre les comédiens et toi ?

Très bien. Je suis arrivé avec mon projet, des envies de mise en scène, des sensations à communiquer, des idées scéniques à tester. J’avais déjà un projet concret, un univers et une interprétation à proposer aux autres. Puis sont arrivées les répétitions et à partir de ce moment-là, la création est véritablement devenue collective. Les personnages existent à travers les comédiens, il était donc important qu’ils proposent leurs idées. Il n’y a que sur scène qu’on découvre des trouvailles, des petits trucs concrets que l’on tente, puis qui fonctionnent ou non. On peut dire que c’est une création collective, basée sur un projet personnel.

Il y a neuf comédiens à gérer, est-ce une difficulté supplémentaire ? Pourquoi ce choix de les laisser occuper la scène durant l’intégralité de la représentation ?

Neuf comédiens, ça représente surtout une difficulté au niveau de l’organisation. Ce n’est pas toujours évident de rassembler tout le monde, on a chacun nos emplois du temps et nos activités à côté. Donc oui, en termes organisationnels ça peut être parfois compliqué. Mais j’apprécie les scènes de groupe. Travailler avec une grande équipe, être sur un espace scénique où il se passe plein de choses et où je dois gérer tous les comédiens en même temps, cela me plait beaucoup. Ça rejoint l’idée que le théâtre est un art communautaire. L’énergie n’est pas la même quand la scène est occupée par neuf comédiens. Nous voulons transmettre cette énergie aux spectateurs, et faire progressivement monter une tension. C’est d’ailleurs pour ça que les neuf comédiens sont présents sur scène durant l’intégralité de la représentation. Le théâtre est un art qui se construit, et le fait d’observer les comédiens derrière, se préparant et s’inspirant, me semble plus fort et plus honnête.

Quel message la troupe a-t-elle voulu transmettre avec cette adaptation Des Souris et des Hommes ?

Il n’y a pas de message concret que l’on souhaite faire passer. J’ai des idées et des opinions sûrement banales sur le monde mais je n’ai rien à dire ou à faire penser aux spectateurs. La pièce met en scène des personnages perdus, qui errent, cherchent un but et se cherchent eux-mêmes. Je n’ai rien à prouver de plus, l’œuvre est là. L’oppression du ranch, la violence, la ségrégation du noir : on les sent et on les vit sur scène. C’est tout un univers que nous cherchons à déployer avec lui, toute sa violence et son ambiguïté. Le spectateur en tire ce qu’il souhaite mais à mon sens, les arts ne servent pas à mettre en place une morale bien-pensante, ni à dicter ce que doit penser le public.

Vois-tu dans la fin tragique de la pièce un signe de fatalisme, ou au contraire d’espoir ?

Sur le papier, c’est fataliste : en tuant Lennie on tue également l’espoir et le rêve. Personne n’est à sa place dans ce ranch. La fin du roman, et donc de la pièce est pessimiste : c’est Lennie qui représentait à la fois le rêve, l’étrange, l’incontrôlable, la spontanéité, l’enfant, celui qui ne rentrait pas dans les codes sociaux, celui qui est trop grand, trop fort, trop tout finalement… On finit par le traquer comme un animal et le tuer. Et pourquoi ? Pour préserver le fait qu’il faille travailler, gagner ses 50 dollars pour aussi vite les dépenser en whisky et prostituées, et refaire pareil le mois suivant. Il faut perpétuer l’état dans lequel on se trouve, ne pas déranger le système. Lennie dérangeait ce système et Lennie est mort. Steinbeck est doué pour critiquer le système marchand américain, il le fait ressentir dans ses romans. Les pauvres resteront pauvres et les patrons garderont leur pouvoir. La seule possibilité de casser l’ordre et le pouvoir a disparu avec Lennie à la fin de la pièce. Une phrase de Steinbeck m’a plus particulièrement marqué. Il expliquait que le « socialisme » tel que l’entendaient les américains n’était jamais apparu concrètement car on avait réussi à convaincre la population qu’il n’y avait pas de pauvres, mais seulement des riches potentiels. La grande puissance du système américain est finalement de faire croire que chacun peut contrôler le cœur de sa vie. Chacun peut alors se dire « je suis pauvre, mais ça ne va pas durer », mais cet espoir est personnel : il repose sur l’idée que pour y arriver, il faut que les autres échouent. Chaque réussite est personnelle, et donc malsaine. Steinbeck pose les bases sur le système libéral américain : ta réussite sera l’échec des autres et vice et versa. C’est pour cela qu’on y répond également en plaçant sur scène un groupe, afin de montrer une souffrance collective et l’impossibilité d’en sortir.

La mise en scène :

Quels ont été les choix quant à l’organisation de l’espace scénique ? As-tu été influencé par d’autres mises en scène de cette même œuvre ?

On n’a pas été influencés par d’autres mises en scène, simplement parce qu’on a décidé de n’en voir aucune avant que la création soit complète. Pour l’organisation de l’espace, j’ai trouvé intéressant de réfléchir sur l’idée de ranch : des caisses, des bouts de cuir, des tables. Des objets et des meubles simples que l’on peut recycler et transformer. En changeant de place, ces objets changent également de signification. J’aime cette idée du transformable, et c’est pour ça que chaque objet ou meuble restent sur scène mais changent de valeur. Pour les délimitations du baraquement, je ne souhaitais pas mettre de mur. Rien ne devait séparer le dedans du dehors car ces deux espaces ne cessent d’interagir entre eux, que ce soit dans le roman ou dans notre adaptation. Des dessins au sol sont suffisants pour marquer ces deux espaces.

La musique, les sons et le langage ont également une place importante au sein de la mise en scène. Pourquoi ce choix d’accompagnement musical ?

La langue dans le roman de Steinbeck est magnifique, simple mais très poétique. C’est de l’argot, les mots sont hachés, mais comme tout argot d’auteur c’est sublime. La poésie que l’on découvre est une poésie rugueuse et percutante. Il fallait préserver cette voix et cette manière de narrer. L’espace théâtral se crée aussi par la narration, le son et la musique qui sont importants pour faire sentir au public les changements d’ambiance mis en place. Un narrateur bluesman était à nos yeux la meilleure solution pour garder la langue du roman, ainsi que l’esprit de cette l’Amérique. C’était autant une question d’espace et d’univers que de plaisir, car après tout je trouve que le blues est la plus belle musique au monde.

Et pour finir…

Quels sont vos projets et comment vois-tu l’avenir de la Compagnie en Eaux Troubles ?

Nous préparons actuellement notre nouveau spectacle : Woyzeck adapté de la pièce de Georg Buchner. Il sera prêt en avril 2014 et nous pourrons le jouer aux quatre coins de la France. Nous avons déjà quelques dates de prévues, comme au Festival Paris III, à Albi ou en Normandie. Nous changeons totalement d’univers avec cette nouvelle création. Elle pose la question de ce qu’est réellement l’homme et nous découvrons qu’il n’est qu’un gouffre sans fond, impossible à résoudre. C’est une pièce vraiment intéressante et un nouveau défi pour la Compagnie en Eaux Troubles.