Camille Bordet-Sturla
Mise en scène : Sarah Mouline
Interprétation : Adèle Consigny,Jean-Baptiste Cautain, Jonas Hervouët, Elisa Jasmin et la voix de Fériel Boushaki
Ce qu’on ne peut dire, on ne peut le taire
Aliya enterre son père.
Dans son grenier elle découvre des tracts, des lettres écrites en arabe, des photos. Sur l’une d’elle, elle reconnaît le visage d'un homme présent à l’enterrement.
Elle le rencontre.
Il lui apprend le passé militant de son père au sein de la Fédération de France du FLN.
Aliya se rend en Algérie.
Elle comprend que l’histoire contée par Anis est pleine de blancs.
De retour en France, elle regagne le grenier de son père. Deux possibilités s'offrent à elle : renfermer l’histoire de sa famille dans des cartons ou continuer à les ouvrir.
Entretien mené par Laureline Guilloteau et Laury Djaber, étudiantes en Master 1 Humanités et Industries créatives à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense
GENÈSE DU PROJET
Comment avez-vous eu l’idée de cette pièce ? Pourquoi cette période de l’Histoire précisément ?
Sarah Mouline (metteur en scène) : L’idée de la pièce... C’est abyssal. C’était dans le cadre d’un diplôme d’études théâtrales (DET) au Conservatoire d’Aubervilliers, ce qui représentait pour moi une occasion de réfléchir à ce que je voulais faire sur une scène de théâtre. Pour ce projet, je ne voulais pas me détacher du lieu de création ni de représentation. De plus, la direction du Théâtre de la Commune a toujours été soucieuse de rencontrer le public de sa ville, elle s’interroge continuellement sur l’absence des gens d’Aubervilliers dans le public. Par conséquent, j’étais assez sensibilisée à ces problématiques-là. Au début, je voulais créer un espace de dialogue autour de cette mémoire de la guerre qui était pour moi non-dite dans la société actuelle. J’avais envie de travailler sur ce qu’on ne disait pas à la fois dans la société et au théâtre. J’ai pensé que si les gens à Aubervilliers ou ailleurs n’allaient pas au théâtre, c’était en partie parce qu’on ne parlait pas d’eux, on ne parlait pas de ceux qui ne se rendent pas au théâtre.
Jean-Baptiste Cautain (comédien) : On ne parle pas d’eux et on ne leur parle pas non plus.
Sarah Mouline : Avant de faire des études théâtrales, j’étais en master de Littérature et je travaillais sur le traumatisme des guerres de religions. Dans Histoire et Trauma : La folie des guerres, deux psychanalystes remarquent que l’histoire singulière de leurs patients ne peut se dire qu’en rapport à la grande Histoire. Ce qui me passionne, c’est de questionner l'endroit où s’arrête l’anecdote individuelle et où commence la grande Histoire. Après je me suis interrogée : est-ce que j’ai envie de faire un théâtre-reportage, d’ouvrir un espace et de recueillir des témoignages des habitants d’Aubervilliers en lien avec ce pan de l’Histoire ? J’ai eu l’impression d’ouvrir un espace où la parole pouvait se libérer, plein de gens s’en saisissaient, je trouvais ça génial et en même temps j’étais pétrifiée. Je questionnais ma légitimité. En plus, c’était impossible de les rencontrer sans savoir ce qu’était réellement cette fameuse Guerre d’Algérie, je n’en connaissais que très peu de choses. Alors j’ai lu de façon frénétique et je suis tombée dans des abÎmes d’archives. Par manque de temps, mon projet initial s’est déplacé. Mais finalement, la pièce de théâtre est devenue un objet transitionnel à travers lequel des rencontres ont pu se faire, les spectateurs sont venus nous voir après la représentation. Je me suis sentie bien plus légitime pour leur parler à travers cet objet théâtral.
Tu as déjà évoqué une des sources de ton travail d’écriture, peux-tu nous en dire plus sur la façon dont tu t’es renseignée ?
Sarah Mouline : Ce qui est le plus émouvant, ce sont les archives audio car elles contiennent des témoignages très variés de rappelés, de gens qui ont vécu des massacres orchestrés par le FLN, de travailleurs, de harkis... De nombreux acteurs de cette guerre sont représentés et réunis au sein de ce documentaire, j’imagine qu’ils ne se sont pas croisés mais ils sont ensemble dans ces archives et ça c’est très émouvant. J’ai également travaillé grâce aux écrits de Benjamin Stora et de Sylvie Thénault qui s’est intéressée à l’action de la police française, c’est aussi passionnant. Je me suis donc plutôt renseignée à partir de travaux d’historiens. Il y a bien sûr le travail des écrivains aussi. Maïssa Bey par exemple, une femme de lettresalgérienne dont le père instituteur a été enlevé et est mort sous la torture, a beaucoup écrit sur la Guerre d’Algérie. Son court roman Entendez-vous dans les montagnes m’a profondément marquée. J’ai aimé être avertie du danger de s’emparer d’un tel sujet, et de vouloir absolument y faire figurer tous les points de vue. Parmi cette matière historique, il y a aussi les archives dont certaines que j’ai trouvées à La Cité des mémoires étudiantes puisque dans la pièce on parle de l’engagement des étudiants algériens et français. Il y a également des témoignages audio, des fictions, beaucoup de romans, de films et de reportages. La difficulté a été de s’en extraire et d’écrire à partir de toute cette masse...
Justement, on se demandait comment tu as réussi à transformer toute cette masse d’informations en une écriture de théâtre, en un texte précis...
Sarah Mouline : La grande question c’était : « est-ce qu’on fait du théâtre documentaire, où l’on respecte les témoignages à la lettre ? Ou est-ce qu’on invente une fable ? ». J’ai tranché assez rapidement parce que le sujet est tellement vaste que l’on ne peut pas coller à la réalité, c’est impossible et ce n’est pas non plus l’enjeu du théâtre. En plus, je trouvais que le sujet était encore tellement sensible que la fable pouvait davantage rassembler. Après je ne sais pas comment j’ai fait, l’écriture c’est toujours un peu mystérieux. Ce qui m’a aidé à rassembler de nombreuses contradictions c’est la dualité des narrateurs : en écrivant, c’est venu très vite et par la suite j’ai trouvé que c’était un bon choix. Parfois, je tombais dans l’écueil de vouloir donner trop d’informations et c’est là que le travail au plateau avec les comédiens a été important. Ils me faisaient remarquer lorsque ce n’était pas viable scéniquement parce que je voulais trop en dire, plein de choses ont donc été gommées.
Jonas Hervouët (comédien) : Pour ce qui est du personnage d’Anis, au départ il était seulement de passage, il avait plus un rôle « d’informateur ». Et on s’est rendu compte que c’était important qu’il ait un vrai lien avec l’intrigue. C’était plus viable, au niveau même des informations transmises, d’avoir un personnage qui reste tout au long de la pièce et qui aille profondément dans le thème qu’il aborde, plutôt que d’avoir un petit personnage qui donne une partie de l’information, puis un autre personnage qui donne une autre partie et ainsi de suite.
Sarah Mouline : Ce que j’ai trouvé fascinant dans le processus d’écriture, c’est qu’on est arrivés en répétition sans que la pièce ne soit complètement finie. Je n'étais pas à même de traiter seule certaines questions comme la torture. C’était impossible pour moi d’aborder seule ce sujet devant mon ordinateur ou ma feuille blanche. Comment mettre des mots sur l’action meurtrière ? C’est compliqué, je trouve qu’il n’y a rien de plus inintelligible. Ensemble, on a réussi à donner une forme à l’informe, seule j’étais face à une sorte de trou noir, j’étais incapable de me saisir de la chose et de lui donner une forme écrite, théâtrale ou même de la concevoir. J’ai pris conscience des limites de la prise en charge individuelle d’un tel sujet. L’écriture même a été transformée à mesure des répétitions. Au début j’arrivais avec des scènes écrites et petit à petit on a improvisé et j’enregistrais ces séances de travail. Ce n’est plus moi qui écrivais pour les personnages, c’étaient les personnages qui me dictaient leur texte. Et ça c’est super, de se dire qu’on a trouvé un cadre assez fort pour que les personnages-comédiens soient autonomes.
Jonas Hervouët : Ce qui a rendu possibles les improvisations, c’est aussi que tu m’avais demandé d’écrire la biographie d’Anis. J’ai écrit pour moi de nombreuses informations, ça m’a permis d’improviser un dialogue qui fonctionne du fait qu’il y a une véritable histoire personnelle derrière.
Sarah Mouline : En effet j’avais demandé à Adèle et Jonas de faire ça. Cela me paraÎt très important que les comédiens aient leur espace. C’est beaucoup d’écrire et de mettre en scène un même texte, donc j’ai essayé de laisser le champ libre à l’interprétation, pour qu’eux s’inventent l’histoire qu’ils veulent pour leur personnage.
Jean-Baptiste Cautain : Par moments aussi, on se réunissait pour savoir comment démêler les problématiques de la torture, déjà évoquée. On devait discuter pour inventer la suite de l’histoire qui n’était pas écrite.
C’était vraiment comme un partage entre vous tous, donc Sarah tu étais là pour guider mais il y avait un réel travail de groupe et une grande liberté. Justement, on se demandait par quel biais s’était formée votre équipe ?
Sarah Mouline : C’est la première fois que l’on travaille ensemble, c’est ce spectacle qui nous a rassemblés. Jean-Baptiste, Anaëlle et moi étions ensemble au Conservatoire d’Aubervilliers. Anaëlle faisait partie du projet initial mais elle a dû nous quitter entre temps. Et j’ai rencontré Jonas et Elisa, qui a remplacé Anaëlle, au conservatoire de Noisiel. Nous avions expérimenté des choses fortes ensemble. Et Adèle, c’est drôle, je la connaissais très peu. Nous participions à un atelier de danse et c’est un beau hasard qui m’a encouragée à lui proposer d’interpréter le personnage d’Aliya. En fait, je leur ai proposé à tous car j’avais très envie de travailler avec eux.
CHOIX ARTISTIQUES ET SCÉNOGRAPHIQUES
On a déjà un peu abordé ce sujet, mais on aimerait en savoir plus sur vos sources d’inspiration.
Sarah Mouline : J’étais très inspirée par Le porteur d’Histoire d’Alexis Michalik. C’est un auteur-metteur en scène que j’aime beaucoup. Quand j’ai vu sa pièce, j’ai été frappée par la virtuosité de l’intrigue et de la mise en scène qui est extrêmement dynamique, il varie tout le temps les modes de narration. Parfois, le passé et le présent cohabitent en même temps sur le plateau, c’est très marquant. Ce que j’adore au théâtre c’est qu’on puisse rassembler sur un plateau les morts et les vivants, il y a ceux qui sont racontés et ceux qui racontent, tout peut coexister. Sinon pour ce qui est des autres inspirations scéniques, les Playmobil® je n’ai jamais vu ça ailleurs... Néanmoins pour ce qui est du jeu avec le très petit, je me souviens de La Chambre d’Isabella de Jan Lauwers, le metteur en scène de Needcompany. La métaphore du grenier vient peut-être de là. C’est dur de savoir à quel moment on est influencés ! Il y a aussi la compagnie du Théâtre Majâz qui regroupe le metteur en scène israélien Ido Shaked et l’auteur et actrice franco-libanaise Lauren Houda Hussein. La compagnie a monté le spectacle Les Optimistes sur le conflit israélo-palestinien en jouant sur la confrontation du passé et du présent. Les comédiens ont tous enquêté de leur côté pour récolter des informations et à un moment ils sortent de la fiction pour nous parler de ce qu’ils ont découvert pendant la création du spectacle, comme des articles de loi ou des résolutions de l’ONU. Ils s’adressent à nous vraiment en dehors de la fable, ils arrivent en tant qu’humains citoyens. Cette histoire de “comédiens-enquêteurs” m’a beaucoup plu, j’avais vraiment envie de travailler comme ça aussi.
Jean-Baptiste Cautain : Bizarrement, ce sont mes deux grands-pères qui m’ont inspiré parce qu’ils ont vécu la Guerre d’Algérie. Lorsqu’ils ont été appelés ils étaient jeunes, ils avaientmon âge, on en a souvent parlé. Je dis bizarrement parce que l’influence a été forte surtout pour la scène du Général O lorsqu’il justifie l’usage de la torture. Pour ce personnage, je suis allé voir une vidéo du général Massu sur YouTube. On le voit justifier l’usage de la torture, c’est vraiment incroyable. Il a une manière de parler, c’est du pain béni quand on est acteur ! Quand on doit l’incarner, on doit reprendre ses traits, ses tocs, son parler et il me faisait étrangement penser à mes grands-parents dans sa manière de parler. La comparaison s'arrête là bien sûr ! Je pense souvent à ça quand je joue.
Jonas Hervouët : Le documentaire Ennemis Intimes m’a beaucoup frappé, notamment ces gars qui sont appelés et qui se retrouvent dans un système où ils sont obligés de torturer, où ça devient la norme. Si tu ne veux pas torturer, il faut avoir une force de caractère au-delà de la normale et ces gars ne savent pas comment ils se sont retrouvés là-dedans quand on le demande. Puis d’un seul coup ça lâche, tu les vois qui pleurent sans savoir quoi répondre parce qu’ils ont fait des choses horribles qu’eux-mêmes ne cautionnent pas, mais sur le moment ils ne pouvaient pas faire autrement. Finalement, ils ne savent pas comment ils ont été intégrés dans ce système-là. Je me souviens d’un homme totalement apolitique à la base, qui s’est retrouvé à commettre des horreurs sans pouvoir se justifier. C’est émotionnellement plus fort de voir quelqu’un qui est obligé de torturer que quelqu’un qui s’est fait torturer, malgré le fait que mon personnage se soit fait torturer. Aussi, ce qui est étrange avec Anis c’est que Sarah m’avait dit de ne pas prendre l’accent parce que je ne suis pas du tout d’origine algérienne, sauf qu’en travaillant ce personnage je ne pouvais pas l’imaginer sans cette particularité. J’ai vraiment cherché ce qui pouvait rester de l’accent d’un gars qui vit en France depuis des dizaines d’années et j’y suis arrivé de manière très discrète.
Sarah Mouline : Pour la création du personnage d’Anis, je me suis beaucoup inspirée du reportage de Yasmina Benguigui Mémoires d’immigrés, l’héritage maghrébin. Parfois il y a des éléments qui viennent directement des paroles des hommes de ce documentaire.
Dans votre dossier de presse, vous évoquez la scène comme « un atelier de fabrication » : dans quelle mesure est-ce une réalité pour vous ?
Sarah Mouline : J’aime quand on voit la scène comme une sorte d’atelier de construction, comme si on avait des matériaux très bruts, comme des cartons. C’est aussi la métaphore du grenier que je voyais vraiment comme un lieu où l’on peut rencontrer quelque chose de l’enfance. Les cartons permettaient aussi de servir de coulisses : derrière ce grand mur, impossible de savoir ce que les comédiens trafiquaient et soudainement il y avait une proposition démentielle. La dimension du jeu est aussi présente par le biais des Playmobil®, mais tout ça est né au fur et à mesure des répétitions, je ne suis pas arrivée au début avec toutes ces idées-là. Donc la scène comme atelier de fabrication existe dans l’espace des répétitions et sur scène ; pour le spectateur, c’est ce rapport ludique où les comédiens sont tout le temps en train d’inventer des façons de raconter. Par exemple, au moment du voyage d’Aliya en Algérie, Jonas est avec son avion en papier, c’est une façon pour le comédien d’être créateur d’images. Donc oui, la scène comme atelier de fabrication renvoie à la fabrication d’images et aux différentes façons de raconter.
Jonas Hervouët : C’est vrai que les narrateurs ont beaucoup plus de liberté à ce niveau-là, puisqu’ils ont pour rôle de raconter l’histoire : ils peuvent se disputer, ils ont tous les moyens possibles et imaginables de créer les images qu’ils veulent et de se contredire d’un moment à l’autre.
Jean-Baptiste Cautain : Oui, ce qui est formidable avec les cartons c’est que c’est une machine à jouer. A l’issue de la proposition qu’on avait faite en juin pour le Théâtre de la Commune, on nous a dit que ça pouvait même aller encore plus loin dans l’usage que l'on en fait. Je pense aussi que triturer ces boÎtes et tout ce qu’elles contiennent, jouer avec tous ces objets, c’est une des meilleures façons de travailler l’Histoire, surtout au théâtre. Si on veut fabriquer un théâtre fondé sur l’Histoire et qui veut en témoigner, il me semble que l'on doit accepter de pouvoir tout faire, et pas simplement servir à la restitution de faits et témoignages comme une sorte de documentaire où on essaye d'être au millimètre près avec ce qu’il s’est passé. On peut justement faire preuve d’irrespect envers cette histoire et recréer complètement, triturer l’Histoire, vraiment en extraire un jeu. Et de ce jeu une émotion, une réflexion...
Tu nous as parlé du voyage grâce à l’avion de papier, en fait c’est grâce à des métaphores que ça devient vraiment tangible pour le spectateur. Les rôles des objets est prépondérant sur scène, c’est volontaire. Penses-tu que ça aurait été possible d’avoir une scénographie “vide” alors que vous avez tant de choses à dire ?
Sarah Mouline : Oui, selon Michalik c’est possible. Dans son spectacle Le porteur d’histoire, il n’y a que cinq comédiens, une chaise et deux portants. On peut raconter avec du théâtre pauvre, moi j’aime bien ce théâtre déjà parce qu’on est pauvres [rires], mais pas uniquement par nécessité, aussi par conviction, je crois en la force de l'acteur. Également par conviction politique : on n’a pas besoin de dix mille euros pour faire quelque chose.
Jonas Hervouët : Ce qui est bien avec les cartons c’est que tu n’as pas besoin de dix mille euros, tu les trouves au supermarché !
Jean-Baptiste Cautain : Les Playmobil® aident aussi à traiter d’un lourd sujet, enfin on parle quand même de morts ! Ça permet une distance et une profanation, parce qu’il y a une forme d’irrespect dans ce jeu avec les Playmobil®. On parle d'événements qui ont fait beaucoup de morts et dans la logique on aurait pu en faire quelque chose de sacré, on aurait pu expliquer que là il y a eu un attentat etc, mais non on prend les Playmobil® et puis BOUM ! On comprend tout de suite et c’est rigolo, c’est didactique et ludique. C’est un langage qui marche bien pour cette forme.
Jonas Hervouët : Ce qui est intéressant avec tous ces cartons, surtout lorsqu’il y en a autant, c’est que non seulement ça nous permet de créer des images qui peuvent nous servir intérieurement mais qu’en plus de ça il y a plein d’images qui nous échappent et que le spectateur va créer lui-même.
Sarah Mouline : Mais quand tu demandes si on peut raconter le spectacle sans cette scénographie, c’est vrai que maintenant quand je lis le texte je le visualise avec ces images, pour moi c’est devenu la même entité. Le texte n’est plus qu’un squelette, une ossature, et la chair c’est devenu le jeu des comédiens et l’atelier de fabrication qu’ils ont mis en place. C’est marrant quand Jean-Baptiste parle d’irrespect parce que c’est aussi ça prendre de la distance. Je n’avais pas conscience en arrivant en répétition du pouvoir du jeu. Quand on écrit on ne peut jamais prévoir ce qui se passera au plateau et c’est incroyable, d’être surpris par ce qui émane de la scène.
Au départ votre pièce s’intitulait Je n’y crois pas à votre histoire de passé, pourquoi avoir changé pour Du sable et des Playmobil® ? Qu’est-ce que cela implique ? Quels sont les effets recherchés sur les futurs spectateurs ?
Sarah Mouline : C’était terrible cette histoire de titre... À la base j’avais pensé à Aliya car c’est autour d’elle que s’est construite la fable, mais je savais que ce n’était pas le titre définitif. Jusqu’à présent la question du titre était un peu mise de côté mais il a fallu penser à un titre pour Nanterre. J’ai proposé quatre titres à tout le monde : le premier était Je n’y crois pas à votre histoire de passé c’est une réplique qu’Aliya dit à Anis. J’ai également proposé une réplique d'un narrateur « on n’a jamais le temps de parler de la guerre » et il y avait des titres comme « le blanc de l’oubli » ou « l’oubli blanc ». Personne n’était vraiment conquis par ces propositions. Un jour, à la fin d’une répétition, en rangeant les cartons sur scène, je crois que c’est Jean-Baptiste qui a dit « bon, en gros dans le spectacle qu’est-ce qu’il y a ? Du sable et des Playmobil® ! ». On a tous été un peu saisis, on a tous eu une rencontre avec cet énoncé-là ! Il y avait un décalage qui était beau entre le titre et ce que racontait la pièce.
Jean-Baptiste Cautain : Un décalage mais en même temps quelque chose que je trouve... juste ! Il y a une force aussi dans ce que ça raconte. Les Playmobil® c’est aussi “en avant les histoires” [rires]. Beaucoup nous on dit qu’ils ne comprenaient pas le titre de la pièce. Je pense que grâce au dessin de l’affiche il y aura vraiment un frottement entre le titre et l’image. Je trouvais ça intéressant et intelligent de prendre de la distance avec l’Histoire tout en allant chercher les douleurs qui y sont intégrées.
Pouvez-vous nous expliquer votre choix d’attribuer des rôles différents à un seul acteur, est-ce que cela apporte quelque chose de particulier à la pièce ?
Jonas Hervouët : Le rôle d’Anis devait être un petit rôle. J’allais faire à la base plusieurs petits rôles qui apportaient diverses informations, c’était une manière pratique de raconter l’histoire. C’est par la suite que le rôle d’Anis a pris de l’ampleur : celui-ci ne va cesser de vieillir puis de rajeunir tout au long de la pièce. C’est ça qui va permettre une distance. C’est comme si je jouais deux personnages mais en réalité c’est le même personnage qui vieillit !
Sarah Mouline : Le fait qu’un acteur joue plein de personnages ça rejoint l’idée de la scène comme atelier de fabrication. J’aime la virtuosité de créer et peindre une scène très rapidement. Les flashbacks donnent très vite vie à une situation, à un personnage qui ne durera que trente secondes et qu’on ne reverra plus mais qui doit marquer et donc exister pleinement.
Mais alors, pour quelles raisons Adèle Consigny endosse-t-elle seule le rôle d’Aliya ?
Sarah Mouline : Aliya est celle qui enquête et se balade dans les replis du temps : c’est son enquête à elle ! J’aime bien l’idée de la multiplicité qui sort des cartons, l’idée qu’une personne, en décidant d’enquêter, en fait ressurgir mille.
Quelle est la place de la musique dans la pièce ? Est-ce une musique originale ?
Sarah Mouline : J’ai un rapport très fort avec la musique. Sur mes deux anciennes créations il y avait des musiciens sur scène. Je trouve que ça apporte une force incroyable, même pour les comédiens dans le jeu. Pour Du sable et des Playmobil® je pense que j’ai été influencée par la musique du film Les hommes libres, d’Ismaël Ferroukhi qui raconte la résistance de lacommunauté algérienne pendant l’occupation et la protection des juifs par la mosquée de Paris. La musique, composée par Armand Amar, était superbe. Le thème lancinant de la trompette m’a saisie, cet instrument a une force inouïe et aussi un pouvoir évocateur qui laisse parfois la nostalgie affleurer. Il y a quelque chose d’obsédant dans la trompette. C’est comme ça que j’ai choisi les morceaux d’Ibrahim Maalouf. J’ai aussi beaucoup écouté Anouar Brahem, un oudiste tunisien dont la musique est aussi présente dans le spectacle.
LE RÔLE DU THÉÂTRE
Comment appréhendez-vous le fait de jouer à Nanterre, face à un public plus largement étudiant ? Cela change-t-il quelque chose par rapport à d’autres représentations que vous avez pu donner ?
Sarah Mouline : Le personnage d’Anis habitait dans les bidonvilles de Nanterre donc j’ai vraiment envie d’aller sur les lieux, de voir ce que c’est devenu. Je trouve ça très fort d’évoquer ces lieux-là quand on y joue. Il y a évidemment une résonance avec Nanterre mais aussi avec les lieux étudiants, c’est chouette ! Pour la vie du spectacle, c’est chargé de sens et c’est un très bel accompagnement.
Pour conclure, quelle est votre conception du théâtre ? Peut-on qualifier votre pièce comme du théâtre documentaire ou encore dire que votre pièce est « engagée » ?
Sarah Mouline : Je dirais que c’est davantage du théâtre documenté que documentaire. On voulait recueillir des témoignages, ouvrir un procès, mais ce sera peut-être la phase deux de notre pièce. Confronter la fable au réel. Définir la pièce d'engagée me parait un peu éculé, ça parait toujours grandiloquent de dire engagé, peut-être à tort. En tout cas le théâtre comme lieu politique oui car c’est un lieu qui permet une réception collective et ça, ça m’intéresse. Cela me fait penser à Pierre Vidal-Naquet écrivant L’Affaire Audin. Maurice Audin était membre du parti communiste algérien, militant pour l’indépendance. Nul ne l’a revu vivant après son arrestation. On a prétendu qu’il s’était évadé alors que tout porte à croire qu’il est mort sous la torture. Pierre Vidal-Naquet a mené son enquête là où le procureur ne faisait pas son travail. Je pense que c’est aussi le travail de l’artiste, d’enquêter là où il n’y a pas eu réparation. Pour le moment mon moyen d’expression, mon endroit de travail, c’est le théâtre. C’est à ce niveau-là que j’ai envie d’agir, donc le théâtre, pour moi, c’est mon lieu d’action. Je ne sais pas trop si ça remplit les critères du théâtre engagé !
Jean-Baptiste Cautain : J’ajouterai que la pièce ne parle pas que de la guerre d’Algérie, ça parle aussi énormément d’aujourd’hui. On oublie souvent que l’état d’urgence a été mis en place à ce moment de l’Histoire par exemple. C’est également durant la guerre qu’est née la Vème République. C’est vraiment ce qui m’intéresse dans ce projet : ce n’est pas une histoire de passé mais une histoire actuelle.
Sarah Mouline : Tu n’y crois pas à cette histoire de passé ? ! [rires collectifs]
Pour aller plus loin, le blog de l’artiste Camille Bordet-Sturla