Mise en scène : Valérian Guillaume
Interprétation : Jeanne Desoubeaux et Arthur Daniel
Après deux poèmes scéniques (DESIRADES – fragments d’une nuit et ECLIPSES – fragments d’une nuit), la compagnie ouvre la voie à une nouvelle zone d’exploration dramatique : les pièces de la vie quotidienne.
Il s’agit de disposer, dans l’espace théâtral, divers fragments constitués à partir de témoignages récoltés dans le cadre d’une étude menée à partir d’une discipline, d’une pratique ou d’une tendance inscrite dans notre contemporain.
Plus qu’une simple enquête, il s’agit pour l’auteur comme l’acteur de restituer les oralités empruntées aux individus rencontrés.
Inscrites dans une série, ces pièces ont pour point commun de développer une poétique de l’addiction : addiction au sport, addiction aux choses, addiction au jeu.
Indication sur l’étape
Une nouvelle mythologie est en train d'apparaitre : la paire de tennis sportive – ou “running” - fait désormais partie de l'uniforme du héros urbain.
Les running intègrent le kit de l'homme et de la femme connectés.
Qu'elles soient « tendances », « chics » ou « cheaps », leurs couleurs fluorescentes sont repérables de jour comme de nuit. Incarnant d'une certaine façon le symbole d'un hygiénisme héroïque, elles viennent attester de l'entretien et de la santé de la figure 2.0 obnubilée par son image.
La Course est une proposition dramatique qui s'envisage comme un circuit sportif, une étape du Tour de France ou un véritable marathon pour les interprètes.
L’acteur transpire.
Entretien mené par Clémentine Blanc, étudiante en Master 1 Humanités et Industries créatives à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Pouvez-vous me parler de la compagnie Désirades?
Valérian Guillaume : Désirades est une compagnie créée en 2014. Elle regroupe plusieurs artistes dont Arthur Daniel, Jeanne Desoubeaux, Thibault Le Page, moi-même mais aussi Jean Hostache, et Zoé Lizot qui ne sont pas sur le projet de La Course, mais avec qui nous avons collaboré sur deux projets précédents et avec qui nous allons continuer par la suite. En fait cette compagnie est une structure qu’on avait envie de créer pour pouvoir travailler ensemble autour de créations. La Course est notre troisième spectacle.
Comment La Course s’inscrit-elle dans le travail de la compagnie? Y a-t-il un lien avec les autres pièces?
Valérian Guillaume : J’ai coutume de dire que les deux précédents spectacles, à savoir Désirades et Eclipse, étaient deux formes de poèmes théâtraux. La Course, elle, s’ancre dans un nouveau cycle qui serait une forme de série de pièces centrées sur la vie quotidienne. On ouvre ce volet avec ce spectacle. D’autres pièces viendront sur des thématiques qui abordent à la fois des phénomènes contemporains, des pratiques, et qui restituent une sorte de mythologie contemporaine au sens où Roland Barthes peut l’entendre : il s’agit de parler de notre aujourd’hui à travers des pratiques singulières que l’on isole pour pouvoir évoquer le monde en général. On aborde un détail pour parler de quelque chose de plus grand. C’est comme ça qu’en parlant de la course, finalement, on parle moins de la course que du monde du travail, de notre manière d’habiter la ville aujourd’hui, ou de notre manière d’être en relation avec des gens. C’est une ouverture énorme et c’est un prétexte pour mettre en œuvre une fable contemporaine.
Pourquoi avoir choisi le thème de la course pour commencer cette série?
Valérian Guillaume : En fait, l’idée m’est venue en observant les cyclistes du Tour de France. J’avais été assez frappé de voir qu’il y avait des types sur leur vélo qui gravissaient des montagnes et, qu’arrivés en haut, ils ne se parlaient pas alors qu’ils étaient épuisés. Je trouvais que dans l’effort et dans le dépassement, il y avait une sorte de mythologie très belle. Je crois que c’est une recherche de l’altérité et c’est aussi une manière de défier la mort, le temps qui passe et la nature. Je pense qu’il y a beaucoup de liens entre la course à pied et la mythologie en général parce qu’il y a toujours le fait de se mesurer à soi-même. En tant qu’acteurs, Arthur et Jeanne sont aussi des sportifs du verbe, de la parole, du langage.
Vous considérez l’acteur comme un champion dans cette pièce.
Valérian Guillaume : C’est vrai que pour moi, un acteur qui transpire, c’est quelque chose de très fort et je trouve que c’est un peu l’objet de notre travail. C’est aussi là dedans que je concrétise notre désir de donner quelque chose au spectateur et de partager quelque chose avec lui : ça passe par la parole mais aussi par la transpiration, par la sueur.
Pourquoi avoir choisi Arthur et Jeanne pour ces rôles ?
Valérian Guillaume : C’était un projet qu’on avait ensemble depuis longtemps et on avait surtout le désir de travailler en trio au niveau du plateau. Thibault, lui, est le scénographe de tous les projets. C’est un collaborateur permanent et sans qui on ne pourrait pas penser l’espace de la scène. Au niveau du jeu, j’avais envie de travailler avec Jeanne et Arthur, et eux aussi je crois, parce qu’on avait envie de passer plus de temps ensemble et ce spectacle était un bon prétexte pour se voir. Depuis nos études communes, on a toujours eu envie de travailler ensemble. De plus, j’avais envie de faire un spectacle avec moins de gens, quelque chose qui n’avait rien à voir avec les créations précédentes, et de vraiment penser cette série de spectacles comme un cycle dans lequel il y aurait peut être plusieurs acteurs différents, des choses qui se croisent, un duo, un monologue, peut-être un trio. Je ne sais pas encore mais en tout cas, cette série aura une forme changeante.
Comment voyez-vous cette pièce?
Valérian Guillaume : J’aime assez cette pièce. Elle est très agréable à travailler parce que c’est une façon de se connecter aux manières de parler d’aujourd’hui, au monde et à des choses très simples. Parler à des spectateurs, parler à des gens, je trouve que c’est assez excitant. Je prends aussi un grand plaisir à regarder se faire cette pièce parce qu’on rit beaucoup – c’est aussi beaucoup de rires et d’amitié dont il s’agit.
Arthur Daniel : Il y a déjà une structure assez particulière. Par rapport à ce qu’a fait Valérian auparavant, c’est assez bien agencé au niveau de la dramaturgie et de l’évolution de la narration. C’est plus traditionnel au sens positif du terme, plus conventionnel que dans les autres essais qu’on a pu faire ensemble. Donc travailler ça, c’est un nouveau terrain en ce qui me concerne. Ce que j’aime aussi dans ce spectacle, c’est le fait que ce soit assez efficace en fait, que ça aille assez vite et puis qu’en même temps, il y ait une langue qui soit novatrice et tout à fait contemporaine. Et puis pour l’acteur, évidement, c’est un terrain de jeu qui est formidable.
Quel est le message que vous cherchez à faire passer à travers cette pièce?
Valérian Guillaume : Moi je crois que le message principal est dans le dernier texte, celuid’Arthur.
Jeanne Desoubeaux : Oui, cette espèce de prophétie de quelque chose qui ne s’arrête jamais. Cela m’évoque des choses qui sont bien au-delà finalement de la quotidienneté de la pièce. D’un coup, il a un discours à la fin qui, moi, me fait presque penser au fait que nos cellules se transforment et redeviennent quelque chose quand on meurt. Ces cycles qui montrent qu’en fait rien ne disparaît et rien ne meurt vraiment.
Valérian Guillaume : Comme on dit parfois qu’on boit le même verre d’eau que César par exemple, ou qu’on peut avoir une particule de queue de dinosaure dans le nez... C’est une sorte de dépassement métaphysique. Par exemple, pour vivre, les cellules sont obligées de se suicider et le coureur pour courir est obligé de s’arrêter. Enfin il y a quelque chose comme ça dans le rythme. Je crois que c’est une pièce qui parle du rythme, c’est une pièce qui parle beaucoup pour un silence, silence qui est sans doute le vrai sujet de la pièce. C’est comme si toute cette pièce n’avait lieu que pour ce silence.
Vous parlez du rythme de la course mais aussi du rythme de l’entreprise, pourquoi avoir fait ce parallèle?
Valérian Guillaume : Je pense qu’aujourd’hui, on arrive dans une époque où la vitesse est effrénée, le monde bouge beaucoup, les choses changent et ne restent pas. Et quand Arthur dit à la fin «tout reste», c’est une manière de retrouver l’individu dans la masse, dans l’entreprenariat, dans les techniques de coaching, dans le leadership, dans la confiance, dans les espaces collaboratifs... On est dans une espèce de recherche de l’efficacité immédiate or le théâtre, c’est un endroit où l’on peut permettre aux gens de prendre le temps.
Arthur Daniel : En fait, le lien entre le running et l’entreprise est très clair par rapport au fait que, dans la construction même soit de ce sport, soit de la logique du travail, ce sont les mêmes étapes. Les entreprises réutilisent les objets sportifs, la compétition, la performance... C’est ça qui est intéressant.
Quels ont été vos choix scénographiques?
Thibault Le Page : Auparavant, on a fait deux spectacles qui étaient scénographiquement assez lourds. Il y avait beaucoup de choses qu’on transportait, de tentes, des bâches énormes qui prenaient toute la scène. Pour La Course, vu que c’est un texte qui reste dense mais qui a une construction qui est plus lisible que dans les autres spectacles, la scénographie est très blanche. Les lumières sont des néons comme dans les hôpitaux, c’est aseptisé, ce qui permet de donner une espèce de neutralité, d’espace safe comme disent les entreprises. J’ai un peu pensé la scénographie comme une salle d’attente : tout est très blanc, mais il se passe des choses dedans.
Valérian Guillaume : Et puis la scénographie de Thibault permet vraiment de mettre en lumière les acteurs et les individus qu’ils défendent parce que comme il n’y a rien, le regard est très concentré.
Comment avez-vous préparé la pièce?
Valérian Guillaume : Cette fois-ci, j’ai écrit seul. Je leur ai dit que j’étais en train de travailler puis je les ai invités à diner, et on a lu le texte ensemble. J’ai écrit cette pièce assez rapidement parce que c’est quand même en moi depuis longtemps. J’ai beaucoup écrit et j’ai surtout enlevé en fait ; j’avais déjà de la matière, je n’avais plus qu’à construire.
Vous avez donc fait beaucoup de recherches au préalable avant de vous lancer dans l’écriture.Valérian Guillaume : Oui, j’ai lu beaucoup de livres, je me suis beaucoup documenté. Je m’inspire beaucoup des forums, des paroles rapportées, des vidéos, et puis aussi des personnes qui courent dans les parcs. Je regarde les gens, à Vincennes ou au Luxembourg. J’adore les parcs pour ça, pour les paroles qu’en entend à la dérobée, qui passent comme des TGV, quand on entend juste un « Caro » ou un « au bureau », des petites bribes de mots. Cela me nourrit. J’écris un peu debout, en essayant de retrouver ces personnages. On avait plutôt des fragments complètement différents qui n’avaient pas forcément de liens a priori évidents et puis on a beaucoup discuté et j’ai écrit en fonction de nos discussions. C’est un texte qui s’est écrit à la lumière de nos discussions. Ce sont des sujets sur lesquels on a beaucoup débattu, je pense qu’on a au moins autant répété que discuté.
Avez-vous eu des influences, des inspirations qui vous ont poussés à faire cette pièce ?
Valérian Guillaume : Moi, il y a un spectacle qui m’a beaucoup plu quand j’ai débarqué à Paris et que j’étais plus ou moins vierge de théâtre qui s’appelait Gare du nord de Guillaume Vincent. C’était un spectacle où il y avait juste une femme qui parlait aux spectateurs face public de sa dépression, et c’était très fort. Je n’y avais jamais pensé avant ce soir mais effectivement, ça a sans doute dû influencer certains choix. Sinon les pièces documentaires, le documentaire en général, beaucoup de films aussi comme Le bois dont les rêves sont faits de Claire Simon, mais aussi les films de Depardon.
Arthur Daniel : C’est vrai qu’on essaie de faire une tentative de théâtre documentaire avec un brin de fiction et d’humour. C’est en fait surtout documentaire par rapport au sujet qui est traité mais ce n’est pas un documentaire parce qu’il n’y a pas de documents : c’est Valérian qui a inventé le texte. Tout ça, c’est de la fiction pure et dure. On n’a aucun moyen d’attester si ces vies-là sont vraies ou pas, même si ca peut sembler terriblement vraisemblable.
Cherchez-vous à ce que le spectateur ait de l’empathie pour vos personnages?
Arthur Daniel : Ce qu’on donne à voir aussi, ce sont les tares et les faiblesses, les fragilités des gens qui peuvent nous sembler être des connards. Du coup, ça pose des questions au spectateur qui ne donne pas toute son empathie. Je trouve que c’est plus diffus en fait. Et puis il y a le jeu sur l’apparence aussi. Au début on donne à voir toutes les apparences les plus dorées, les dorures, et puis finalement très vite sous l’or, les ennuis apparaissent.
Pourquoi avoir voulu créer ce dialogue avec le spectateur?
Valérian Guillaume : Dans les précédents spectacles, ce qu’on nous a beaucoup reproché, ou qui a beaucoup plu aussi d’ailleurs, c’est qu’il n’y avait qu’une personne qui parlait. On n’a jamais fait de dialogue. Là, ça n’est pas un dialogue direct, c’est un dialogue après coup. Et c’est un dialogue avec le spectateur, on travaille comme si le spectateur pouvait répondre.
Jeanne Desoubeaux : D’ailleurs on peut avoir un peu de difficultés quand on passe beaucoup de temps tous les trois et qu’on n’a plus de nouveau regard car tout le monde connaît le texte. Donc concrètement, quand je suis seule sur scène, ils me répondent, ils font des commentaires : on travaille comme ça pour réinventer le texte. Cela marche bien j’ai l’impression.
Valérian Guillaume : Dans une pièce précédente, Arthur avait un monologue de 30 minutes qui partait d’une chose minuscule, un dessous de plat Darty, pour en faire quelque chose d’énorme. Et quand il jouait, il disait « J’ai été à Darty tout à l’heure et il n’y avait plus le dessous de plat que je voulais » et derrière il y avait des spectateurs qui disaient « Ah oui mais Darty c’est vrai que ça a changé hein, moi je vais chez Boulanger ». C’est marrant parce que du coup, on arrive avec des trucs hyper concrets comme ça. Ce qui nous lie beaucoup en fait dans la compagnie, c’est un peu notre humour et notre manière d’être irrévérencieux devant certains codes de théâtre. Ce qui ne nous empêche pas par ailleurs de faire du théâtre plus conventionnel. Et les spectateurs, ça les intéresse j’ai l’impression, ça les fait rire.
Si quelqu’un essaie d’interagir avec vous pendant le spectacle, vous voyez-vous improviser ?
Arthur Daniel : Oui, et Jeanne l’a fait aussi. Et on est un peu là pour ça aussi je pense. Après, on rattrape rapidement le fil de notre texte mais au fond, ce sont de bons moments, c’est vraiment très sympathique. Et les gens aiment ça donc il faut leur laisser la chance de pouvoir voir un type qui rebondit quand il se prend un croche-pied.
Quelle est la plus grande difficulté de ce jeu un peu spécial justement?
Jeanne Desoubeaux : Quand on le découvre, c’est super parce que c’est nouveau. Et après, il y a toujours un moment où c’est nettement moins bien parce que on l’a trop appris et que l’on récite quelque chose. Mais je crois que, en fait, c’est lié au travail d’acteur, et particulièrement sur ces textes-là qui sont extrêmement quotidiens.
Arthur Daniel : Je suis d’accord avec Jeanne. Ce qu’il y a aussi de très difficile, particulièrement dans ce format-là, c’est qu’on est très proches du public et que du coup, on voit strictement tout. L’approbation, ça va, mais la désapprobation, c’est un petit peu plus embêtant. Je pense que ça va être une grosse difficulté en ce qui me concerne.
Jeanne Desoubeaux : Il y a aussi le fait que notre partenaire est surtout le public et répéter sans public, c’est compliqué. Cela va être super la première pour ça, on va être très contents. Parce qu’on va avoir plein de partenaires.
Est-ce que vous considérez cette pièce comme une étude de société ?
Valérian Guillaume : D’une société, je pense. C’est une étude sur deux individus d’abord,qui sont comme des éponges d’une société qui les sculpte.
Arthur Daniel : C’est une étude sur un point de notre société actuelle, oui. C’est un détail mais qui fait partie d’un engrenage entier. Ce n’est qu’un aspect de la société. Mais à partir d’un échantillon de notre société, on essaie d’être un peu exhaustifs quand même.
Pensez-vous que ce thème atypique est une force ou un handicap pour le spectateur?
Valérian Guillaume : Personnellement, j’espère vraiment que plusieurs types de spectateurs vont se mêler, à la fois des gens qui sont habitués au théâtre et aussi des gens qui n’y vont pas mais qui vont courir. C’est une pièce aussi que je fais pour les gens qui courent parce que ce sont des gens qui me fascinent et que j’admire. Et ça c’est important de le dire aussi parce qu’on se moque beaucoup de cela, mais néanmoins moi, c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. J’espère que des habitués du théâtre mais aussi des sportifs viennent, j’espère vraiment que ça va permettre ça. Et je pense que ça le peut d’ailleurs !