Avril Dunoyer
Un groupe de cinq comédiennes se réunit pour répéter la pièce qu'elles vont bientôt jouer.
C'est une pièce qui se déroule au début des années 1960, sur un plateau de cinéma. Il est question d'un meurtre à élucider.
La répétition commence, la pièce déploie son intrigue.
Mais les états d'âme des comédiennes, leurs doutes et les tensions liées à la création creusent un malaise sur le plateau et la répétition peine à avancer.
La solitude d'une autre est une pièce à la fois drôle et cynique. Un regard sur notre génération et sur notre époque. Un portrait de femmes. Une tentative pour dire l'être ensemble, et les difficultés que cela représente parfois.
Entretien mené par Anaïs Godemet, étudiante en Master 1 Humanités et Industries créatives à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Le mardi 2 décembre à 20h30, à l’occasion du Festival Nanterre Sur Scène, la Compagnie Luce présentera son spectacle La Solitude d’une autre. Nous avons rencontré deux de ses membres, Claire Olier, auteur et comédienne, ainsi que Pierre Koestel, le metteur en scène de la pièce.
Pouvez-vous nous dire comment est né le projet ?
Claire Olier : À la sortie de notre formation au Conservatoire du 11e arrondissement à Paris, on avait envie de travailler ensemble. Marie-Line avait déjà mis en scène deux pièces et c’est sous cette impulsion que nous avons créé la Compagnie Luce. On a vite commencé à travailler dessus, mais on a aussi vite compris que ce serait impossible d’écrire à cinq. Du coup, on s’est demandé de quoi on avait envie de parler et, après avoir fait émerger quelques pistes, je leur ai proposé de prendre en charge l’écriture. Je leur ai fait lire de temps en temps ce que j’écrivais pour voir si je ne m’éloignais pas trop de notre idée commune. Puis nous est venue l’idée de jouer cette pièce, mais on s’est aperçues qu’on n’arrivait pas à se diriger toutes seules, qu’il fallait forcément un meneur. Ayant écrit la pièce, je n’avais pas forcément envie de le faire moi-même. On a donc fait appel à Pierre, parce qu’il nous connaissait bien et qu’on pensait qu’il serait sensible aux thèmes de notre spectacle. Il est donc très rapidement intervenu dans la création au plateau. Mais il a aussi un peu modifié le contenu du texte.
Pierre Koestel : Comme la pièce était en construction quand je suis arrivé, on a d’abord échangé sur la matière écrite puis, après, le spectacle s’est vraiment terminé au plateau.
C.O. : Oui, parce que j’avais un canevas de la première demi-heure, donc on a commencé à monter cela. Mais après, la suite s’est écrite au fur et à mesure, et on a trouvé la fin tous les deux.
Sur scène, nous participons à deux histoires à la fois, pouvez-vous nous en dire plus ?
P.K. : Alors, pour résumer : on a cinq comédiennes qui se réunissent pour répéter un spectacle où il est question d’un meurtre à résoudre. On suit l’évolution de cette répétition qui n’est pas la première, cela fait un moment qu’elles travaillent. Des petites tensions ont déjà émergé de la part des unes et des autres, elles n’arrivent pas à communiquer. En plus elles sont amies, donc elles ne se permettent pas de tout dire à Claire, qui mène le projet. Elles sont chacune à leur place, dans leur solitude. En fait, c’est l’histoire d’une montée en tension jusqu’à ce que la vérité éclate.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de traiter le thème de la solitude ?
C.O. : Au début, j’écrivais à partir de rien, j’avais juste l’histoire d’une enquête policière avec un objet, qui était une valise. On avait eu cette idée quand on avait fait un brainstorming avec les filles. Mais j’écrivais comme ça, sans vraiment savoir ce que je voulais raconter. Après, je ne vais pas pouvoir expliquer pourquoi mais, tout à coup, le thème de la solitude m’a frappée. Un soir, j’ai lu une biographie de Marylin Monroe. Elle écrivait des poèmes et tenait un journal intime. Elle avait écrit un poème sur le fait qu’elle était un personnage très médiatisé et très publicitaire alors qu’en réalité, on ne connaissait pas la vraie Marilyn Monroe. Elle ne donnait à voir que ce qu’elle avait envie que l’on voie d’elle. C’était un personnage public, elle était tellement entourée qu’elle en devenait, en réalité, très seule. Puis, le poème se termine sur « La Solitude d’une autre », enfin, en anglais. Et j’ai trouvé cette phrase tellement belle, même traduite, que je me suis dit que ce serait très bien pour le titre d’une pièce. Je pense que j’avais déjà l’idée de travailler sur la solitude, j’ai l’impression que cela n’a fait que conforter le fait que j’avais envie de me lancer dans ce thème là. Au bout du compte, la pièce parle de solitude mais elle ne parle pas uniquement de ça.
P.K. : Mais je crois que Claire voulait aussi écrire pour les comédiennes, j’ai l’impression qu’en partant du réel, quelque chose est venu.
C.O. : En fait, je suis vraiment partie des comédiennes et de ce que l’on vivait. En me basant sur leurs expériences, je voulais montrer comment chacun peut vivre la solitude. Elle peut être très lourde, mais elle peut aussi être nécessaire pour certains. Par exemple, le personnage de Jessica a besoin d’être seul pour être bien, Jessica est comme cela dans la réalité et j’avais envie de le montrer sur scène. Tout comme le personnage de Chloé, qui ne veut pas être en couple. Nous, on a envie de dire aux gens qu’on peut faire le choix d’être seul. On a aussi voulu trouver la façon dont chacune peut exprimer sa solitude, en travaillant sur les corps. On voulait trouver différentes manières d’exprimer la solitude, pour qu’elle soit, en fait, propre à chacune. Par exemple, Pauline et Chloé ont chacune un monologue, Marie Line s’exprime par le flamenco, Claire par la danse contemporaine et Jessica par le chant.
Tout au long de la pièce, on envisage la possibilité de l’échec du projet, est-ce une notion importante pour vous ?
C.O. : Quand j’ai commencé à écrire, c’était vraiment à partir de nous, de notre quotidien de jeunes artistes. Mais je ne connaissais pas du tout la fin. Je savais juste que j’avais envie de raconter que, quand on monte un projet, on est entouré mais qu’au final, on peut se sentir très seul face aux autres. Parce que justement, on est confronté à des problèmes de communication. Donc je voulais que ça se finisse mal. Je voulais montrer que le théâtre, ce n’est pas toujours comme on l’imagine, tout ne se passe pas toujours très bien, surtout à notre époque, et surtout quand on est jeune. En écrivant, je ne savais pas que j’étais en train de parler de l’échec. C’est quand on a eu fini de tout monter qu’on s’est rendu compte que l’on parlait de la notion de l’échec aussi et qu’on voulait dire que, oui, on a le droit de se tromper, même si c’est très mal vu dans notre société d’échouer et de ne pas être à la hauteur d’un projet. On a vraiment une pression sur les épaules en fait, on doit toujours réussir. À la base, on voulait vraiment parler de la solitude dans la création artistique et un peu de la place de la femme dans la société. Mais ce n’est qu’une fois la pièce montée que l’on s’est aperçus qu’elle parlait aussi de l’échec ; et cela nous a plu.
La féminité est omniprésente dans votre création, peut-on dire que votre spectacle s’inscrit dans une mouvance féministe ?
P.K. : Non, notre objectif est simplement de faire un parallèle entre la situation des femmes dans la pièce qu’elles répètent et leur situation actuelle. Dans le spectacle, on utilise des publicités des années 1950, c’est une période où la femme est un peu plus enfermée dans une image. Donc on a parié sur ces questions de représentation de la femme, en les mettant en écho avec quelque chose de plus libéré aujourd’hui, pas complètement libéré non plus, mais qui s’affirme un peu plus.
C.O. : Et de toute façon, avoir cinq filles sur un plateau, c’est déjà un engagement en soi. Mais on n’avait pas envie de parler de féminisme, on ne voulait pas se positionner de cette manière.
Comment le spectateur peut-il saisir le passage d’une époque à l’autre ?
P.K. : Cela passe par plusieurs éléments. Dans les années 1950, on a vraiment un code qui retransmet cette époque, à travers les costumes, le jeu, etc. On a mené un travail préparatoire très documenté, on voulait vraiment trouver le costume et la coiffure adaptés à chacune des comédiennes. Il y a aussi un code au niveau des corps, tout au long de la pièce, les comédiennes de cette époque ont une démarche très codifiée.
C.O. : Oui, les corps sont très tenus. La différence entre les époques passe aussi par la façon de parler, de s’exprimer. Quand on casse la répétition, on voit les corps se relâcher et les comédiennes se remettent à parler normalement. On avait cette volonté là aussi, de vraiment entrer dans deux codes de jeux opposés. Donc, en général, le spectateur n’est pas trop perdu.
P.K. : Dans la pièce des années 1950, la parole sonne assez faux, on est dans la caricature de cette époque. Au départ, on a une présence très tenue et un sur-jeu des comédiennes de la série télévisée. Le spectateur remarque que la pièce répétée n’est pas très bonne et il comprend pourquoi les comédiennes autour de Claire ne sont pas d’accord avec tous les aspects de ce projet.
Pouvez-vous nous dire pourquoi vous avez choisi les années 1950 ?
C.O. : Il y a une raison très simple, c’est que, pour différencier la pièce de nos jours et la répétition, je voulais une époque totalement différente. Pour que le public ait un point de repère. Donc j’avais le choix, j’aurais pu le faire dans les années 1970 avec les hippies, ou les années 1980 avec l’arrivée de la culture américaine, les bandanas dans les cheveux et le hip- hop. Mais, je ne sais pas pourquoi, je suis complètement fan des années 1950. Je trouve qu’il y a un raffinement et une tenue remarquables. Les femmes sont sublimes, les hommes sont très élégants et il y a une façon de parler particulière. C’était aussi un moyen pour évoquer la place de la femme sans trop insister. Cela permet de voir qu’il y a une nette différence entre ce qu’elles étaient et ce que l’on est maintenant.
P.K. : Aussi, comme la pièce qu’elles répètent est une série policière, on utilise beaucoup le support vidéo quand on représente les années 1950. Au départ, Claire introduit l’épisode dans un court film où elle incarne une speakerine typique de cette époque, puis deux anciennes publicités sont utilisées dans le spectacle. Dans ces vidéos, on sent très fortement le décalage entre la situation des femmes dans les années 1950 et aujourd’hui. On se dit que c’était diffusé à cette époque-là et que c’était normal, mais aujourd’hui, ça paraît assez terrible. La femme est une petite ménagère, un peu écervelée. Et encore, j’avais trouvé d’autres publicités qui étaient bien pires.
C.O. : En les choisissant, on s’est dit qu’avant, ces publicités ne choquaient personne. Mais aujourd’hui, quand elles sont diffusées pendant le spectacle, tout le monde rit, parce que les gens se disent que ce n’est pas possible que ces publicités soient réelles.
Votre pièce est teintée d’humour et de scènes caricaturales alors que l’histoire est loin d’être légère. Quel rôle donnez-vous à l’humour dans votre création ?
P.K. : Pour nous, je crois que, ce qui est important, c’est de ne pas trop se prendre au sérieux non plus. Parler de choses graves sur un ton grave, ça nous paraît un peu trop lourd. C’est important aussi d’avoir du recul et du second degré sur ce que l’on vit. Et puis, ce qui est bien techniquement, avec le comique, c’est que c’est un genre qui demande énormément de rythme. Je pense que c’est plus compliqué qu’on ne le croit en fait. Par rapport au code de jeu qu’on voulait mettre en place, cela rentrait vraiment en résonance.
C.O. : En fait, on est allés assez naturellement vers le comique. On est une équipe qui aime bien rire, on ne voulait pas faire un spectacle trop plombant. Et je suis d’accord avec Pierre, je pense que c’est plus fort de parler de choses graves en riant. Mais là où les choix deviennent plus délicats, c’est quand il faut réussir à éliminer ce qui fait rire uniquement l’équipe, parce qu’on est copines, et trouver ce qui fait vraiment rire tout le monde. C’est en testant la pièce, lors de nos représentations de sorties de résidences, que l’on a vu les blagues qu’il fallait garder et celles qu’il fallait enlever.
P.K. : À la fin, qui est un peu plus grave, le comique répond à une certaine rythmique, presque une mécanique. Il reflète comment, en partant d’une envie assez légère de faire un spectacle avec nos amis, on est pris dans l’engrenage des tensions qui montent et que, à un moment donné, ça peut déraper. Cela amène une rupture assez brutale.
C.O. : Pendant le spectacle, le public est confronté aux mêmes sentiments que les comédiennes sur le plateau. Au début il rit et, petit à petit, il comprend qu’il y a quelque chose de bizarre et rit de moins en moins. Enfin, globalement c’est ce qui se passe, et c’est ce qu’on voulait. A la fin, les lumières de la salle se rallument avant celles du plateau, pour que le public se confronte à ce que vivent ces comédiennes. Ça s’éteint sur Claire mais ça se rallume sur le public pour, justement, le mettre face à ses propres sentiments, à sa solitude.
Est-ce que votre pièce s’ancre dans une certaine actualité, une problématique dans laquelle le public pourrait se reconnaître ?
C.O. : Au début du projet, une des comédiennes disait qu’elle avait peur que ça ne parle qu’aux personnes qui font du théâtre, mais on s’est rendu compte que non. En faisant les sorties de résidences, on a senti que tout le monde peut se projeter, que ce soit dans l’univers familial, universitaire ou dans d’autres corps de métiers. Dans n’importe quel cadre où on est confronté à un groupe en fait. Sur ce point, on rejoint la notion de l’échec dont on parlait tout à l’heure, qui est très importante, et que l’on nous apprend très mal à l’école. On a envie de dire que si, c’est en se trompant que l’on fait notre expérience et que c’est souvent bien de se tromper. Donc on voulait réveiller les consciences sur ces sujets, dire que ce n’est pas parce que l’on est entourés que l’on n’est pas seuls, et que ce n’est pas parce que l’on n’arrive pas à faire quelque chose, que l’on n’est pas quelqu’un de bien dans la vie.
P.K. : On a essayé de vraiment questionner le vivre-ensemble, le travailler-ensemble. C’est cette notion de groupe qui est importante, quel que soit son contexte. On parle de ces notions en mettant à nu l’intimité des personnages, en dehors de leur rôle de comédienne. On dépasse complètement le cadre théâtral et je pense que ces problématiques parlent un peu à tout le monde.
Pour finir, avez-vous de nouveaux projets ?
C.O. : Oui deux autres projets sont en cours. En ce moment, le spectacle 2h14, écrit par un auteur québécois, David Paquet, est mis en scène par Marie Line, qui joue dans La Solitude d’une autre. Cela s’est joué pendant 10 jours au Théâtre de Belleville et continue sa route. Le deuxième projet, intitulé Hangar, est encore un petit embryon. Il est porté par Antoine Perrez et Marie Line va aussi jouer dedans. Et bien sûr, on prévoit encore des dates pour La Solitude d’une autre.