ADN
Par la Compagnie DTM 9.4
Paris 3 Sorbonne Nouvelle — ESAD
La pièce ADN de Dennis Kelly dans la traduction de Philippe Le Moine est publiée et représentée par L’Arche éditeur – agence théâtrale.
Date : Mercredi 5 mai 2021
Lieu : Théâtre Bernard-Marie Koltès
Durée : 1h20
Discipline : Théâtre
Compagnie DTM 9.4
Avec : Marion Brest - Tigran Mekhitarian - Candice Pauilhac - Maxime Boutéraon
Création lumière : Edith Biscaro
Comment trouver sa place dans le groupe, comment survivre en milieu hostile ? Entre bonobo et chimpanzé, l'homme serait-il à l'image d'un singe bipolaire ? Tantôt doux et pacificateur, tantôt assoiffe de sang et de guerre. Dans ADN, c'est un groupe d'adolescents partis en forêt qui s'acharnent à torturer Adam, un de leurs camarades, devenu bouc émissaire. Jusqu'au jour où ça dérape. D'une tension inouïe, ADN est un jeu de massacre, une pièce sur la panique, la culpabilité et le non-retour.
Dans ADN, John, Cathy, Léa et Phil sont contraints de rester ensemble pour survivre. Leur incapacité à communiquer, à se comprendre et à parler le même langage les renvoie à leur solitude et à leur mélancolie.
Ils se laissent déborder par une situation extrême qui menace constamment l'équilibre social du groupe et révèle la violence qui se cache en chacun d'eux. Le moment d'après la catastrophe nous interroge sur nous-même et sur notre société. Lorsque Léa prend la décision de quitter le collectif dont elle ne cautionne plus le fonctionnement, elle incarne l'espoir d'un monde meilleur.
Je pense qu'être artiste est une insolence qui nous détache forcément du groupe social pour mieux l'éclairer. Dans ADN, je tente de donner à voir ce que je ressens de ce monde. Si l'individu ne veut être ni un perroquet ni un singe, il lui faut assimiler les connaissances de son époque, savoir comment les hommes vivent et se comportent en commun. ADN parle d'un accident. De ce qui n'était pas prévu. Il parle de nous, de nos peurs et de nos certitudes, de nos défauts et de nos qualités, de notre nature profonde, que je tente de donner à voir sans artifices et sans jugements. Et s'il y a en a, pardonnez-moi, j'ai sans doute eu peur.
Mais c'est ça qui est beau, peut-être.
Marie Mahé
Photos
Fiche de salle
La pièce
« CATHY - C’est la merde. JOHN - Non, non, c’est pas la merde Cathy, c’est pas la merde. [...] CATHY- Il est mort. JOHN - D’accord mais arrête de répéter ce mot. CATHY- Mais il est mort. [...] JOHN- C’est bon. Nouvelle loi. Désormais, le mot est banni. »
Face à l’irréparable, John, Phil, Léa et Cathy se retrouvent brutalement livrés à eux-mêmes ; ils s’essoufflent, entraînés par des meneurs qui tentent de les rassurer. La bande se délite jusqu’à révéler au grand jour ses plaies les plus à vif.
Avec cette tragédie des temps modernes - où la toge pourpre a cédé sa place au survêtement Adidas,- Marie Mahé donne à voir une jeunesse impétueuse. Irresponsable, elle s’embourbe dans le piège infernal du mensonge. Les angoisses, les dérives et la folie de cette bande nerveuse apparaissent comme autant de stigmates d’une société violente et toxique. Au cœur d’une esthétique picturale aux allures de fresque divine sanguinolente, les personnages se perdent ; leurs voix et leurs corps tentent de faire choeur, mais ne sont que cacophonie. ADN fait alors se rencontrer le parlé acéré et la puissance du geste pour mieux nous questionner. Le drame lèvera finalement le voile sur les dysfonctionnements de la meute, et l’expérience horrifiante de l’altérité : ses membres réalisent peu à peu que la place de l’individu ne peut désormais plus être ignorée.
La compagnie
La compagnie DTM9.4 regroupe des anciens étudiants de l’Ecole Supérieure d’Art Dramatique (ESAD), de l’École Supérieure des Comédiens en Alternance (ESCA) et des cours Florent. En janvier 2020, après avoir écrit Antigone au pouvoir, Marie Mahé adapte la pièce de Denis Kelly, ADN (Acidedésoxyribonucléique), au Théâtre de la Cité Internationale où elle est sélectionnée comme carte blanche. Avec cette pièce, la compagnie célèbre l’amour du texte et du jeu. En plaçant la question de l’individu au centre de son travail, la compagnie invite à l’identification et souligne ainsi sa volonté de briser le quatrième mur.
Fiche réalisée par Loanne Picard et Jeanne Duval, étudiantes en master MCEI.
Entretien
À travers leurs écrans en visioconférence, les membres de la troupe se sont confiés sur ADN et nous ont dévoilé les coulisses de cette pièce plus que jamais au cœur de l’actualité.
Quel a été votre premier contact avec la pièce de Denis Kelly, ADN (Acidedésoxyribonucléique) ? Pourquoi avoir voulu adapter cette pièce ?
MARIE MAHÉ : Notre école, l’ESAD [École Supérieure d’Art Dramatique, ndlr], a proposé une carte blanche. J’ai lu par hasard ADN et j’ai tout de suite voulu la mettre en scène car c’est une pièce qui parle du groupe, et qui, dans une certaine mesure, faisait écho à ce qu’on pouvait expérimenter nous aussi en tant que groupe d’étudiants au sein d’une école. C’est l’histoire d’une bande d’adolescents qui tuent un de leur camarade. La pièce interroge sur la manière dont le groupe s’organise face à ce crime.
Face au crime, la bande panique, s'enlise dans les mensonges et la violence. Phil est le personnage qui semble garder le plus son sang froid. Pourtant, il est celui qui conduit ses amis aux actes les plus cruels. Qu’est-ce que ce personnage si sûr de lui représente pour vous ?
M.M : Je voulais qu’il représente le pouvoir avant tout. Pourquoi cette cruauté ? Il y a une phrase qu'il prononce et qui le résume vraiment bien : « Qu’est ce qui est le plus important, une seule personne ou bien tout le monde ? » Il pourrait représenter Trump, par exemple. Qu’est-ce qui est le plus important : mon pays ou bien le monde entier ? Son objectif à lui, c’est de sauver son groupe, peu importe les conséquences que cela pouvait avoir. À tout prix. Ce qui explique aussi pourquoi on le voit tout le temps en train de manger ; il mange car il y a un vide à combler. Plus la situation s’envenime, plus il mange. Il représente notre société de consommation.
Le texte distingue trois espaces différents : la rue, la forêt, le champ. Votre mise en scène, elle, fait le choix de les rassembler dans un même lieu, hybride et moins identifiable. Pourquoi ce choix ? Quel effet cherchez-vous à produire sur le spectateur par le parti pris du huis-clos ?
M.M : J’ai choisi le huis-clos pour me concentrer sur le texte et la situation. Pour moi, c’était plus simple qu’il y ait un seul lieu indéterminé, tout simplement le plateau, pour qu'on se concentre plus sur les rapports humains et sur les dialogues des acteurs.
Effectivement le texte est central dans votre pièce. D’ailleurs, vous corrélez à la langue incisive de Denis Kelly un jeu d’acteurs particulièrement rythmé et physique. Comment avez-vous travaillé le texte avec vos quatre comédiens et comment envisagez- vous ce lien entre texte et corps d’acteur ?
M.M : L’apprentissage du texte a été rigoureux, il fallait refuser l'élision et le naturalisme. J’ai voulu qu’on se heurte aux contraintes que le texte nous imposait : les virgules, les points, les retours à la ligne... tout devait être respecté. Les acteurs ont appris la pièce de cette manière. Il y a quelque chose de l'ordre de l'instinct, le texte est engagé donc le corps aussi doit l’être. Cela allait de soi que le texte et le corps donnent à voir et à entendre l’urgence de la situation dans laquelle sont les personnages.
Le caractère spectaculaire de la pièce se retrouve finalement dans la scénographie avec ce panneau de bois surplombant l’espace scénique, représentant deux mains rouges cherchant à se toucher sans y parvenir. Pourquoi avoir choisi de réinterpréter La Création d’Adam de Michel-Ange sur scène ?
M.M : J’ai étudié l’histoire de l’art, je fonctionne donc beaucoup par tableaux ; je trouve que l’esthétique picturale se rapproche beaucoup de celle du théâtre. Après avoir lu la pièce, je voulais sur scène La Création d’Adam de Michel-Ange car c’est une peinture qui, tout comme ADN, interroge le religieux et la condition humaine. La pièce parle de la croyance, de la foi qu’on a dans un groupe qui, paradoxalement, ne croit plus en rien. Les personnages de Dennis Kelly n’arrivent jamais à préciser leurs pensées. Ils tentent toujours de préciser l'exactitude de ce qu’ils pensent mais n’y arrivent pas. La langue les en empêche. Ils ont donc du mal à communiquer. Ils sont tous ensemble mais chacun avec leur solitude. C’est ce que je voulais représenter avec La Création d’Adam car c’est la tragédie du tableau : Dieu et l’Homme ne se touchent jamais.
La difficulté de communiquer serait donc un problème universel et intemporel...
M.M : Bien sûr. C’est de tout temps. Les mots ne sont pas représentatifs de la vérité même de ce que l’on ressent. On est tous égaux face à ce problème, c’est une question très moderne à mon sens.
Dans un contexte de crise sanitaire comme nous la connaissons en 2020 entre confinement, distanciation et évitement social, l’individu est plus que jamais isolé de la collectivité. Et pourtant, c’est collectivement que nous pourrons sortir de cette crise. Au regard de votre pièce et de la situation sanitaire actuelle, où situe-t-on l’individu dans le groupe ? Ou se situe-t-on dans notre recherche de soi ?
M.M : Tout d’abord, la pièce montre qu’on est seul. Il y a un moment où le personnage de Léa dit « Drôle d’époque pour venir au monde. » Compte tenu de tout ce qui se passe dans le groupe, elle réfléchit sur l’Homme qui est profondément violent et égoïste mais elle garde espoir malgré tout. Par rapport au coronavirus, par rapport à toutes les guerres qui ont lieu en ce moment - et par rapport aussi à la manière dont les puissants tentent des les éradiquer - c’est vrai que c’est une drôle d‘époque pour venir au monde : mais il y a l’espoir que l’Homme change, que l’Homme devienne meilleur.
La pièce n’est donc pas si pessimiste qu’elle paraît ?
M.M : Ce n’est pas une pièce pessimiste, parce que Léa cherche à se détacher du groupe. Il y a de l’espoir car il y a une alternative possible. Dennis Kelly soutient une idée que je trouve vraiment juste : les plus pessimistes sont ceux qui se mentent à eux-mêmes sur ce qu’est véritablement l’humanité. Dans son écriture, il montre tous les travers de l’Homme dans sa violence, dans toute sa cruauté mais il y a tout de même l’idée qu’il peut changer, qu’on a un libre-arbitre. Là est le réel optimisme : ne pas se mentir à soi même et se dire que dans la laideur il y aussi de la beauté. Je suis assez d’accord avec ça. Tout n’est pas manichéen : ce que font John et Phil, c’est qu’ils essayent de défendre au mieux le groupe. Bien que leur position soit condamnable, ils considèrent faire ce qu'il y a de juste.
Ainsi, ADN est une pièce qui donne à voir les travers, les dysfonctionnements dans un groupe qui fait face à l'irréparable. Or le travail de groupe est justement l’essence de la création d’une pièce. Cela –t-il produit une dynamique de travail particulière ?
M.M : En effet, on peut ressentir une forme de mise en abyme. Comme dans tout groupe, il y a des frustrations, des conflits, des amitiés, des luttes de pouvoirs. Bref, tout ce qui se passe dans n’importe quel groupe et c’est ce qui est fascinant ! C’est comme si nous étions en auto-analyse. La pièce fait écho à ce que nous vivons dans n’importe quel groupe y compris celui d’une compagnie et c’est là qu’on se rend compte de la profondeur de la pièce. Elle parle de tout le monde et de tous les groupes !
TIGRAN MEKHITARIAN : Les personnages traversent une épopée et ça peut être intéressant pour le public. Que ce soit John, Phil, Léa ou Cathy, ils représentent tous des personnalités différentes. On se reconnaît tous dans chacun d’eux.
Que souhaitez-vous alors provoquer chez le public de Nanterre Sur Scène ?
M.M : La catharsis bien sûr, la purgation des passions. Dans cette pièce, tous les curseurs sont poussés au maximum. Ce que je voudrais dire c’est que tout est possible et que les choix nous appartiennent. On a tous le choix de faire ce qu’on juge bien ou mal mais on est tous responsables de nos actes. On a un libre-arbitre. Léa s’écarte du groupe car ça va trop loin, et elle peut enfin être libre.
D’ailleurs, vous affirmez qu’ « être artiste est une insolence qui nous détache du groupe pour mieux l’éclairer ». Là serait tout le paradoxe de l’éthique de l’art et de celle de l’artiste : donner matière à réflexion et à émotion via l’insolence et la répulsion... En quoi ADN est-elle une pièce politique et s’inscrit-elle dans cette réflexion sur l’éthique de l’artiste ?
T.M : Toutes les décisions dans la pièce représentent quelque chose de politique : le fait qu’il y ait une personne qui décide et que d’autres le suivent. Il y a les suiveurs et les exécutants, ça peut être des soldats ou des citoyens comme Cathy et Léa.
M.M : Le geste de l’artiste est forcément politique à partir du moment où il émet un point de vue sur un texte. Je mets en scène parce que j’ai la nécessité de donner à voir un état du monde à différentes échelles : celle de la jeunesse, des citoyens et celle de l’humanité. On est en 2021, Il se passe des choses terribles - la covid, les guerres etc - c’est un moment propice pour adapter cette pièce. Je ressens une urgence à montrer cette violence, la manière dont les gens se comportent face à elle ; de montrer cette part des Hommes qui est en chacun de nous. Il ne s’agit pas d’excuser la violence mais de la comprendre. Je pense que tout ce que je mettrai en scène dans ma vie partira de cette nécessité, de cette urgence de dire.
Propos recueillis par Loanne Picard et Jeanne Duval, étudiantes en master MCEI.