Être ou ne pas naître

De Lisa Toromanian
Par la Compagnie Les doux affreux
Conservatoire National Supérieur d'art dramatique

Date : Mercredi 5 mai 2021
Lieu : Espace Pierre Reverdy
Durée : 1h
Discipline : Théâtre satiro-comedie

Être ou ne pas naître

Compagnie Les doux affreux

Avec : Nadine Moret et Lisa Toromanian
Scénographie :  Lisa Toromanian
Création lumière :  Ahmed Hammadi Chassin

Nadine et Lisa se retrouvent dans la salle d'attente de la vie et ne peuvent pas y entrer. En réalité, on ne veut pas qu'elles y entrent. Elles n'entrent pas dans la norme. Une naine et une obèse ça pique les yeux.

Dans ce monde où nous pouvons à présent choisir le sexe de notre enfant, sa couleur de cheveux, ses yeux, choisir qu'il ne soit porteur d'aucune maladie génétique, ou encore qu'il n'ait pas de prédominance à l'obésité…

Dans ce monde-là, qui choisirait d'avoir comme enfant Nadine, naine d'1m42 ? Certes grande pour une naine, mais ses petits bras et son front ne trompent personne. Ou bien encore Lisa, malgré sa taille fine, que son IMC de 36 place directement dans la case Obésité ?

Dans ce monde-là, Nadine et Lisa n'existeraient pas. Elles n'auraient pas leur place.

Dans ce monde-là, elles resteraient toute leur vie dans la salle d'attente.

Fiche de salle

La pièce

« Mesdames, nous sommes au regret de vous annoncer que votre entrée dans la vie n’a pas été acceptée. En effet, il s’avère que malheureusement vous ne correspondez pas à nos critères de sélection. Signée “La vie”. »

Lisa et Nadine, une obèse et une naine, se retrouvent dans la salle d’attente de “La vie”. Une fois de plus, elles se font refouler. Elles ne rentrent pas dans le moule, littéralement. Seules dans cette salle blanche elles attendent pour la énième fois un verdict qu’elles ne connaissent que trop bien. Elles décident alors de devenir actrices de leur propre vie, ou plutôt “les vraies personnes de leur fiction”. Par ce récit de leur expérience, de leur combat contre la norme imposée, elles portent le poids de leur réalité quotidienne : le jugement et le rejet.

Avec comme armes l'autodérision, la danse et le chant, elles mettent en lumière les moqueries dont elles ont été victimes sans jamais tomber dans un discours moralisateur ou accusateur. A mi-chemin entre comédie et pièce témoignage, c’est à nous, public, qu’elles s’adressent à travers leurs différents personnages toujours avec une grande sincérité. “Quand elles arrivent en ville”, elles sont dévisagées et marginalisées alors que quand elles arrivent sur scène elles sont uniques et fortes de leur différence. Mais, finalement, arriveront-elles à “La vie” ?

La compagnie

La compagnie des Doux Affreux est une compagnie de théâtre fondée en 2017. Elle rassemble de jeunes comédiens enthousiastes et passionnés qui se sont rencontrés au Conservatoire national supérieur d’Art dramatique. Plus qu’un groupe de travail il s’agit d’un groupe d’amis venus de différents horizons. Leur volonté est de créer un théâtre qui leur est propre : divers et sans ligne directrice mais toujours issu d’une envie collective.

Fiche réalisée par Alyson Mourao et Eva Vigoureux, étudiantes en Master MCEI.

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Entretien

En raison du contexte sanitaire, c'est par Google Meet que nous avons rencontré Lisa Toromanian et Nadine Moret, les autrices metteuses en scène et comédiennes de la pièce Être ou ne pas naître afin qu’elles nous en disent davantage sur la genèse du spectacle et ses enjeux.

Lisa et Nadine, vous êtes de grandes amies et vous avez créé plusieurs spectacles ensemble. Comment s’est tissée votre amitié et comment a-t-elle mené à la création de votre pièce Être ou ne pas naître ?

Lisa Toromanian : Notre amitié remonte à quatre ans, quand nous sommes entrées au Conservatoire. On allait prendre le bus ensemble. Nous nous sommes rendu compte qu'à chaque fois, beaucoup de personnes se retournaient sur notre passage. C'est vrai que le rapport proportionnel, de taille, de poids - une naine et une obèse, c'était absurde ! En se rendant au bus, on a commencé à réécrire les paroles de la chanson « Quand on arrive en ville » de Balavoine car avec Nadine, on adore Balavoine et les chansons un peu kitch. À ce moment-là, nous avons pensé que nous devions créer un duo. Par la suite, en troisième année de Conservatoire, j’étais alors en master mise en scène, j'ai reçu une commande pour le festival Spoleto en Italie, l'équivalent du Festival d’Avignon en France, dont le thème était « Héros-Anti-héros ». Il fallait être au maximum deux sur le plateau. Avec Nadine, ce fut une illumination. On s'est dit que c'était l'occasion de mettre en place notre duo : héros-anti-héros, c'était tellement nous... !

Vous avez créé ensemble votre pièce, il s’agit d’une co-écriture. Comment s’est déroulé le processus d’écriture à quatre mains ?

Nadine Moret : On a d'abord trouvé l'idée de la situation, celle d'être dans la salle d'attente de la vie dans laquelle on ne voulait pas nous laisser entrer. Puis on s'est dit qu'il nous fallait écrire des textes, et qu'on verrait bien ce que cela donnerait. Pour nous y mettre, Lisa faisait des commandes.

Elle me demandait d'écrire un texte sur un thème qu'elle donnait et elle écrivait aussi un texte sur ce même thème. Puis on se donnait rendez-vous, on lisait mutuellement nos textes et on se faisait des retours.

Lisa : C’était un processus assez doux, agréable, et facile. Le premier thème était « Présente-toi ». Un autre était : « L'oppression » ou encore « Récris telle chanson » si bien qu’ au bout d'un mois, nous en sommes arrivées à une quantité folle de matière écrite. Nous avons trié, regroupé les textes que nous trouvions intéressants pour le spectacle. Comme on s'était donné les mêmes commandes, une symétrie s'est dessinée et le spectacle aussi.

Vous intitulez votre pièce Être ou ne pas naître. Au-delà du clin d'œil, quel sens plus profond donnez-vous à ce titre ?

Lisa : On m'a toujours dit que le titre d'un spectacle doit être impactant. Il faut qu'il donne envie et qu'il raconte des choses. L'idée du titre vient d'une réflexion que nous avons eue, Nadine et moi, sur les fécondations in vitro aux Etats-Unis. Là-bas, les FIV sont ouvertes à tout le monde et 45% des femmes en font afin de choisir la meilleure éprouvette, pour avoir un bébé de compétition. Qui aurait envie d'avoir un enfant nain ou obèse ? Par la FIV accessible à tous, ces derniers sont en quelque sorte empêchés de vivre, empêchés de naître, d'où le titre Être ou ne pas naître. Nadine est naine, moi je suis obèse, cela peut générer un malaise dans certaines situations mais cela ne nous enlève pas notre envie d'être.

Vous qualifiez votre spectacle de « fiction avec des vraies personnes ». Vous le décrivez comme une pièce témoignage. Comment sont réparties la part de réalité et la part de fiction ?

Lisa : Les situations jouées sur scène nous sont totalement propres. Il s'agit d'une fiction avec de vrais personnages. La fiction, c'est le lieu, la salle d'attente. Tout le reste est vrai. Pour moi, les personnages ne sont pas fictifs, il y a juste une différence de code de jeu. Quand nous réagissons à la voix off, le mode de jeu est très réaliste et, quand on invente un personnage pour parler du personnage qui nous est propre, on a un costume et un contexte particulier. Les situations sont retranscrites au théâtre. Tout est ainsi théâtralisé. Par exemple, la scène de rêve de Lisa, dont le texte est écrit en anaphore : « Si j'étais mince... » et au moment où je dis « Je mettrais toujours des sous-vêtements sexy, je ferais sans cesse des strip-tease à mon copain », je ne l’ai pas vécue telle quelle. Cependant, elle renvoie à l'imaginaire collectif sur les gros qui fait penser : « Tu es gros donc tu ne t'habilles pas sexy et tu n'as pas de copain ». Ça, c’'est quelque chose que j'ai vécu. La fiction c'est ainsi le lieu et le contexte. En fait, nous jouons le rôle de Nadine et Lisa qui jouent elles-mêmes des rôles.

Vous avez fait le choix d’une scénographie très épurée. Vous êtes immergées, tout comme le public, dans une « salle blanche » qui représente une salle d’attente. Que symbolise-t-elle ? Un espace clinique, religieux ?

Lisa : Oui, ce choix scénographique peut se lire de ces deux manières. La voix off, robotique, rappelle le milieu médical. Le fait qu'elle soit très réverbérée fait référence à une voix de l'au-delà. Le blanc de la bâche et des costumes renvoie à une certaine naïveté, à une incompréhension que nous avons vécue, Nadine et moi : « On ne vous a rien fait, on ne vous demande pas d'être tous obèses ou tous nains, on vous demande juste de nous laisser vivre notre vie comme on veut. » Esthétiquement aussi, le blanc rend bien au théâtre. Cela nous fait vraiment entrer dans un univers.

Nadine : Chacun peut l'interpréter comme il l'entend. Avant d'arriver sur Terre, que ce soit religieux ou biologique, nous sommes dans un endroit en attente.

Vous abordez les sujets de la norme, de la tolérance envers soi-même et les autres, du harcèlement aussi, des sujets sérieux, graves et centraux en société, qui vous ont personnellement affectées. Vous avez fait le choix de les aborder avec beaucoup de légèreté et d’autodérision. En quoi pensez-vous que passer par l’humour fera mieux entendre votre voix auprès du public ?

Nadine : L'humour c'est vraiment le biais que je préfère. Faire passer des messages par l'humour aide à enlever toute forme de reproches possible dans le propos. Dans notre spectacle, on n’accuse personne. On accuse la société dont tout le monde fait partie.

Lisa : Ça ne m’ennuie pas tellement que les gens puissent se sentir attaqués lors du spectacle. Si j'aime passer par l'humour, c'est qu'il prend souvent la forme de l'autodérision. Par ce biais, le message devient plus facile à entendre, plus acceptable. L'humour est une marque d'intelligence et de finesse absolue. On connaît beaucoup de dramaturges qui sont passés par l'humour, Molière, ou Matei Visniec que nous apprécions beaucoup.

Dans votre spectacle, la part chantée et dansée est très importante. Comment vous est venue cette pluridisciplinarité et en quoi vous a-t-elle semblé nécessaire pour porter votre propos ?

Lisa : Dans le dossier artistique, nous avons écrit une phrase qui me plaît beaucoup : « Les personnages de Lisa et Nadine chantent et dansent pour ne pas hurler. » Le chant est une forme de hurlement, une forme d’expression, tout comme la danse. Cette pluridisciplinarité permet aux personnages de faire passer un message, celui de leur frustration mais encore une fois, toujours avec humour, comme lorsque nous parodions la chanson « Quand on arrive en ville ». La rage de notre propos et de notre lutte est convertie et théâtralisée par le chant et la danse, des formes d’expressions artistiques qui divertissent mais pas seulement.

Dans votre pièce vous vous adressez continuellement au public. Vous avez choisi la salle Reverdy justement pour la proximité qu’elle crée avec les spectateurs. En quoi le lien avec le public est-il essentiel ?

Lisa : Nous avons fait ce choix parce que nous ne voulions pas d’un grand espace. Notre spectacle fonctionne particulièrement bien quand le public est dans la salle d’attente avec nous et que nous pouvons capter le regard de chacun. C’est un besoin pour nous en tant qu’actrices. Le public n’est pas l’agresseur, mais il n'est pas non plus un simple spectateur de théâtre, il assiste à cette libération des personnages de Nadine et Lisa comme le témoin d’une avancée.

Nadine : J’ajouterais que l’on parle d’un sujet intime et, pour ma part, j’ai besoin que cette intimité avec le spectateur soit recréée : cela passe par une forme de proximité physique au théâtre.

Enfin, Être ou ne pas naître est une pièce où vous exprimez votre engagement personnel dans les questions de discrimination et de tolérance notamment. Pourquoi porter votre engagement personnel au théâtre ? Souhaitez-vous éveiller les consciences des spectateurs ? Et dans ce cas, en quoi considérez-vous que le théâtre est une bonne tribune pour faire entendre votre voix et amener les spectateurs à réfléchir ?

Lisa : Je considère que l’essence même du théâtre est de porter un engagement, c’est ce qui fait sa beauté. C'est un mélange de divertissement et de politique. Dans un texte écrit par elle, Nadine raconte ce qu’aurait été sa vie si elle n’avait pas été naine et termine en disant qu’elle n’aurait probablement pas été actrice, car justement elle n’aurait plus eu de raison d'être sur scène. Être acteur ou actrice, c’est vouloir défendre quelque chose et le défendre de manière théâtrale. Ce que nous dénonçons, c’est le diktat de représentations renforcé par les médias. L’idéal serait de pouvoir rééduquer les représentations. Mais le plus important dans notre travail est de semer de petites graines pour que les spectateurs soient amenés à réfléchir sur les représentations et sur la norme avant de juger.

Nadine : Notre but est que chacun se sente concerné puisque personne ne correspond parfaitement à la norme. Au théâtre, quand on rit, c’est parce qu’on se reconnaît, et quand on voit que tout le monde rit, on prend conscience que l’on est tous victime d’une forme de marginalisation. Là est la force du théâtre, il éveille les consciences et nous unit.

Propos recueillis par Alyson Mourao et Eva Vigoureux, étudiantes en Master MCEI.

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