Goyav de frans’ : Histoire sortie de sous le tapis
Du Collectif Embuscade
Université Paris Nanterre
Date : Vendredi 7 mai 2021
Lieu : Espace Pierre Reverdy
Durée : 1h30
Discipline : Théâtre documentaire
Collectif Embuscade
Avec : Lisa Meriot, Samantha Le Bas, Maé Durand, Sabine Royer et Bertrand Hoareau.
Scénographie : Wissem Loumachi
Technicienne plateau : Wissem Loumachi
Création lumière : Chloé Biet
Création sonore : Nelson Raboto
Création vidéo : Madjid Taha
La Réunion, 2014.
En regardant une chaine d’information locale, une jeune femme réunionnaise entend parler de l’évènement des enfants réunionnais dits de la Creuse. Nous allons suivre son parcours…
Une jeune femme en quête de mémoire, un évènement historique opaque qui met en cause l’état français, Michel Debré, des assistantes sociales débordées, des enfants transplanté.e.s, une femme mystérieusement croisée… C’est à travers toute une galerie de personnages que nous suivons ce récit flouté par le silence : celui des victimes, celui des responsables, celui de l’Histoire.
Cette jeune femme veut comprendre. Elle essaie de l’écrire. Comment ?
Un être plane autour d’elle durant ces recherches. Lom Papang, témoin du passé et du présent, nous remontons le fil de cette Histoire, des ces histoires, des années 1960 à nos jours. Nous traversons des vies meurtries, incomplètes, enfouies, qui se dessinent progressivement par la parole des différents protagonistes.
Un conte se déploie : celui de l’ogre qui avale les enfants, mais notre ogre ici a vraiment existé. Reste à comprendre : qui est-il ? Comment a-t-il opéré ? Pendant combien de temps ? Et aujourd’hui où se cache-t-il ? … Dans les poubelles des mémoires et de l’Histoire que notre jeune femme va fouiller.
Entre témoignage, écriture fictionnelle ou encore discours politique, Goyav de Frans’ : histoire sortie de sous le tapis propose une fresque de cette page méconnue de l’histoire de France, celle des enfants réunionnais dit de la Creuse.
Photos
Fiche de salle
La pièce
La Réunion. 2014. Une chaîne d’information locale mentionne ceux que l’on surnomme “les enfants de la Creuse”. Une jeune écrivaine se lance alors dans un travail de recherche, d’enquête, de fouille dans les archives. Elle découvre le récit des événements qui ont marqué la vie de centaines d’enfants. Qui sont-ils ? Pourquoi les avoir arraché à leur île natale ? Comment ces histoires, celles des victimes et des responsables, ont-elles pu être passées sous silence pendant des années ? A travers son enquête, la jeune écrivaine remonte le temps, à la recherche de la mémoire et des voix de ces enfants.
Goyav de Frans’ c’est le récit d’une face sombre de l’Histoire de France, une face colonialiste que la pièce nous invite à déconstruire afin de mieux appréhender un avenir commun. En donnant à voir différents espace-temps, la traversée de l’écrivaine interroge les archives administratives et les croise avec la parole de ceux qui ont vécu ces événements. Cette fresque où s’entremêle témoignages et fiction, humour et drame, souvenirs et discours politique, déchiffre la mémoire collective et individuelle en redonnant corps aux enfants réunionnais dits “de la Creuse”.
Grâce au théâtre-documentaire, les bricoleuses du collectif Embuscade remontent le cours du temps pour comprendre ce traumatisme, une nécessité qui fait écho à la citation d’Aimé Césaire : “Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir”.
La compagnie
Le collectif Embuscade est issu de la rencontre de cinq jeunes femmes lors d’un cours sur le théâtre documentaire à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3. Leur volonté d’explorer les relations entre le théâtre, la mémoire et le récit historique les pousse à fonder leur compagnie.
Hannaë, Maé, Wissem, Lisa et Samantha, rejointes par Bertrand et Sabine, abordent le théâtre comme un vecteur de lien social et cherchent à l’amener là où on ne l’attend pas. Le collectif prend son public en « embuscade » et développe un théâtre qui résonne avec l’histoire et les territoires.
Fiche réalisée par Leyre Ortega Martin et Annaëlle Dassé, étudiantes en master MCEI à Nanterre.
Entretien
Contexte sanitaire oblige, nous avons troqué le café pour la visioconférence et avons donné rendez-vous à Hannaë, Samantha, Wissem et Maé un samedi matin pour discuter de leur pièce, Goyav de Frans’ : histoire sortie de sous le tapis. Ce titre pourrait se traduire par « L'herbe est plus verte ailleurs ». Il a volontairement été laissé en créole réunionnais afin de renforcer la place centrale de l’histoire des habitants de l’île. On comprend peu à peu qu’il va être question d’une histoire taboue, longtemps tenue secrète. Les propos de nos quatre invitées ont été rassemblés sous le nom du collectif Embuscade.
Votre pièce rend hommage aux histoires des enfants de la Creuse, ces enfants réunionnais arrachés à leurs familles entre 1962 et 1984 et transplantés de force par l’État français afin de repeupler certains départements métropolitains. C’est une histoire lourde et violente, mise en scène par le biais du théâtre documentaire. Comment avez-vous traversé la période de recherches ?
La création de la pièce nous a pris trois ans. La première année, nous avons fait beaucoup de recherches, et travaillé à partir de témoignages et de documentaires. L’année d’après, Hannaë accompagnée de Lisa, l’une des comédien.ne.s, a commencé à écrire les textes, qui ont ensuite été remaniés en séances de travail avec les autres comédien.ne.s. La dernière année a été dédiée aux répétitions. L’écriture fait toujours partie d’une dynamique de recherche et de discussion pour nous, surtout parce que les informations sur ces enfants ne cessent d’évoluer. C’est un sujet difficile, nous avons mis du temps à le cerner ; au début, nous étions dépassé.e.s. Ce temps était nécessaire pour clarifier les différents acteurs et les enjeux de cette affaire.
Vous avez fait des recherches poussées et vous avez recensé de nombreux documents d’archive. En quoi était-ce important pour vous de redonner la parole aux transplanté.e.s ?
Les archives auxquelles nous avons eu accès étaient essentiellement administratives. Les dossiers personnels sont interdits de consultation car certains enfants sont encore en procès contre l’État français. À La Réunion, nous avons principalement récupéré des documents de presse, avec des chiffres effarants et violents : les enfants devenaient des matricules, sans nom, ni identité, décrits par leur couleur de peau. L’oralité du théâtre nous permet de redonner corps au sujet, de le rendre mouvant. On voulait retranscrire les vies des 2150 transplanté.e.s sans se focaliser sur des vécus particuliers, mais plutôt en transmettant leur énergie et en fusionnant leurs expériences individuelles.
Vous nous racontez ces histoires à travers une plongée dans l’imaginaire et les recherches d’une jeune écrivaine. Pouvez-vous nous en dire plus sur les personnages ? D’où viennent-ils ? Quel est leur rôle dans le récit ?
Le personnage de l’écrivaine est réunionnais, elle représente la transmission de l’histoire de l’île aux nouvelles générations. Elle a été construite à partir d’étapes de parcours vécues par Hannaë et Lisa, et d’anecdotes qui se sont produites pendant les recherches puis mises au plateau. Les Bricoleuses incarnent les découvertes de l’écrivaine, elles sont ses fantasmes, son rapport au passé. Elles aident à construire concrètement le spectacle : tout se fait à vue, c’est un rapport direct au plateau, comme une mise en abyme de la construction de la pièce.
L’action se déroule sous le regard de Lom Papang, personnage hybride au parcours solitaire, qui regarde tout le monde mais que personne ne voit. Ce personnage est une référence à la culture réunionnaise, le papangue étant le seul rapace endémique de la Réunion. C’est une manière d’intégrer cet imaginaire au plateau.
En quoi cette histoire fictive sert-elle de médium pour raconter plus largement l'Histoire ?
Raconter l’Histoire par des petites histoires était un choix de départ et une ligne directrice du collectif pour rendre le sujet plus accessible. L’enjeu était de donner vie aux faits par l’écriture et la mise en scène. Nous avons cherché à poétiser cette histoire par la fiction, à amener la théâtralité pour ne pas retranscrire froidement des témoignages.
Vous avez fait le choix d’une multiplicité de tonalités : témoignage, fiction, poésie, discours politique, documentaire, humour... Pourquoi et comment les amenez-vous sur scène ?
La complexité du sujet fait qu’on a très vite plusieurs façons d’en parler. On ne voulait pas tomber dans le pathos, mais plutôt amener une sorte d’humour, pour donner du recul et permettre de désamorcer certains moments en évitant que les gens ne se sentent complètement écrasés.
Grâce à l'écriture de plateau, qui permet à chacun d'amener son point de vue, on a pu construire notre esthétique collectivement. La pièce est en évolution, pour que les écarts de tons d’un tableau à l’autre soient moins marqués. Jouer sur la pluralité des formes est un moyen de transmettre, de toucher le.la spectateur.rice de différentes manières.
Sur scène, l’espace se découpe en plusieurs zones, qui traduisent les différentes temporalités dans l’histoire. Comment votre scénographie fait-elle écho et transpose-t-elle visuellement l’histoire ?
Pour la scénographie, on a essayé d’adapter des idées, des impulsions, à un jeu au plateau. On a voulu marquer les temporalités dans des espaces distincts, notamment par un travail sur la lumière et les couleurs. La projection des images documentaires matérialise les aller-retours entre passé et présent. On utilise aussi les coulisses apparentes, grâce auxquelles on montre comment tout se construit. La scénographie est « pauvre », c’est un concentré de choses nécessaires : on s’est limitées à l’essentiel, à des éléments symboliques liés à un lieu ou un personnage.
Un autre élément important de la scénographie est cet écran sur lequel sont projetées des images d’archives. Pouvez-vous nous en dire plus sur le besoin d’intégrer les archives sur scène ? Quel est le rôle de l’écran dans la représentation de la mémoire ?
On projette le visage des personnes, la trace mémorielle. Cela nous paraissait essentiel de mettre les archives au plateau, c’est un marqueur du théâtre documentaire et on voulait partager ce qu’on avait trouvé. L’écran est découpé pour représenter une mémoire fragmentée ; l’image est comme le souvenir qu’on essaie de reconstruire. On se sert de l’écran comme d’un médium à part entière : la.le comédien.ne existe dans l’image projetée, et la projection prend alors une part active dans la pièce.
Que représente pour vous le choix politique de mettre en scène cette histoire oubliée devant un public de métropole ? Est-ce une revendication, un devoir de mémoire, une ouverture à la culture créole ?
Le but pour nous n’est pas de faire une publicité pour la culture créole, mais plutôt de montrer l’identité volée à ces transplanté.e.s. Ce qui nous tient à cœur est de raconter l’histoire des enfants à qui on a tout volé et qu’on a censurés. D’une certaine manière, c’est un acte militant car on porte cette histoire au plateau, mais ce qu’on cherche à faire est donner des pistes de réflexion et inviter les gens à s’informer.
Comment a été reçue votre démarche par les personnes concernées ? Quels types de réactions pensez-vous recevoir ?
Les deux associations [Rasinn Anler et la Fédération des Enfants Déracinés des DROM, ndlr] nous ont totalement soutenues, depuis le tout début, avant même qu’on commence à écrire, de même pour Ericka Bareigts [députée de la Réunion à l’Assemblée nationale, ndlr]. Notre démarche a été bien accueillie et approuvée par les transplanté.e.s, surtout parce que le projet est porté par des Réunionnais.es, même si, au début de l’écriture, on nous disait qu’on était trop jeunes et qu’on n’avait pas assez de recul. En métropole, les plus âgé.e.s ont des bribes de souvenirs, la mémoire des rumeurs, alors que pour les plus jeunes, cela n’évoque rien. À La Réunion, le sujet est forcément plus connu. Il n’est pas tabou, mais suscite plutôt une honte, un regret de ne pas avoir agi, d’avoir laissé faire. L’écho est très différent, certain.e.s sont content.e.s d’en parler, mais le sujet reste sensible. Notre objectif est de montrer ce spectacle à des personnes transplantées, d’organiser des débats avec le public et c’est pour cela que nous avons rejoint le réseau de la Fédération des enfants déracinés des DROM.
La citation d’Aimé Césaire, « Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir », revient sans arrêt comme un fil rouge, en écho à votre démarche. En quoi est-elle si inspirante dans votre création ?
C’est une citation très souvent reprise par les associations concernées et par les transplantés. Elle aborde cette question de la quête d’identité, qui est essentielle. Notre travail repose sur la volonté d’instaurer un dialogue, d’amorcer une réflexion, d’accomplir notre devoir de mémoire. Notre but est que cette partie de l’Histoire soit incluse dans les manuels scolaires, dans les programmes. Aujourd’hui, on voit à quel point la mémoire coloniale et post-coloniale française est un problème. On constate un refus d’assumer des responsabilités en prenant conscience de ce qui s’est passé, et de ce que cela a engendré, ce qui crée des divisions fortes. S’attaquer à cette mémoire compliquée, c’est un moyen de déterrer des choses dont il faut parler. Notre pièce est un moyen d’ouvrir une discussion constructive pour aller vers plus de compréhension et un avenir cohérent.
Propos recueillis par Leyre Ortega Martin et Annaëlle Dassé, étudiantes en master MCEI à Nanterre.