Le prince du monde

De Adriane Breznay & Julien Ticot
Du Studio martyr
École Normale Supérieure de Lyon

Date : Jeudi 6 mai 2021
Lieu : Théâtre Bernard-Marie Koltès
Durée : 1h10
Discipline : Performance / Seul en scène

Le prince du monde

Studio martyr

Jeu : Julien Ticot
Assistanat dramaturgique : Jeanne Dura
Costumes, Habillage & Maquillage : Salomé Romano
Live, régie sonore, création musicale : Théo Armengol (l'Ätlas) & Tom Beauseigneur
Création lumière : Charlotte Luzier

VOUS qui entrez ici, abandonnez toute espérance... CE SOIR, ON DANSE !!!

Qui que vous soyez, la dernière reine d'égypte, Miss France, Miss Vatican, papa, maman, etc. le monde vit ses dernières heures...

Dans le ronronnement accablant d'une actualité où éclatent quelques pubs ciblées, le Prince du Monde tente de faire entendre la multitude des voix qui le composent, fissurent son identité, hantent son imaginaire, ses fantasmes et sa déchéance politique...

Sur le mode du doom scrolling, il rejoue les discours, les tragédies lointaines et les rencontres virtuelles qui peuplent le paysage mental fantasmé d'une génération qui a grandi avec internet. Se succèdent (entre autres) Kylie Jenner (plus jeune milliardaire de l'Histoire), Zelimkhan Bakaev (chanteur tchétchène, homosexuel et victime des purges de 2017), Ania Lisewska (la femme qui veut coucher avec 100 000 hommes pour entrer au Guiness Book des Records), une grand-mère sur le départ et une autre déjà partie en grande pompe...

Le Prince du Monde est un cabaret mélancolique pop kitsch, un numéro d'effeuillage racolleur et inquiétant, un road-trip solitaire et dansant dans un carrosse gonflable sillonnant à tombeau ouvert l'histoire de la musique et l'intimité de son unique chauffeur. De fêtes en fêtes, de Warehouses Techno en bals de Cour, d'anniversaires en cérémonies sacrées, il retraverse les codes du drag et le monde de la nuit en entraînant avec lui tout son gala de spectres jusqu'au dernier cercle des Enfers...

Fiche de salle

La pièce

Ce soir c'est la fête et la musique bat son plein ! Venez assister à un « show-cabaret » mené par le Prince : un maître de cérémonie des temps modernes aux allures princières et au caractère déluré ! Que célébrons-nous ? Tout ce qu'on peut tant que perdure la fête ! Tout au long du spectacle, le Prince (Julien Ticot), seul en scène, incarne des figures iconiques d'Internet : Kylie Jenner, célébrité qui en 2016 a brisé la toile avec la photo la plus aimée d’Instagram ou encore Ania Lisewska, femme polonaise qui comptait entrer au Guinness World Records pour avoir couché avec cent mille hommes. En 2020, tout est sujet à événement, faire le « buzz » est une obsession. Le Prince du Monde est une plongée dans les travers de cette société ultra-connectée.

Sur scène, un carrosse gonflable aux allures de Cendrillon, le Prince, déguisé en robe de Duchesse puis en Barbie Girl très kitsch... Les personnages se succèdent à mesure que le Prince enlève ses couches de vêtement, rythmé par de la musique techno. Autant d’éléments qui participent à l'univers exubérant, décalé et burlesque du Prince du Monde. Mais, derrière cette jovialité et ce sourire indétrônable se cachent un monde bien plus sombre... Un individu en quête d’identité, en proie à une solitude devenant pesante et angoissante.

Le Prince du Monde suscite une réflexion sur le temps présent et ses valeurs renversées. Julien Ticot nous donne à voir tous les aspects du web : de la pornographie 2.0 à la prétendue vie des influenceurs. Une ambiance tentaculaire des réseaux sociaux qui ré-interrogent notre rapport au monde. À l’ère du numérique, où sont nos repères sans réel contact humain ? Y-a-t-il une échappatoire à cette vie régie par la toile ?

La compagnie

Julien Ticot est à la fois auteur, co-metteur en scène et interprète du Prince du Monde. Adriane Breznay est la metteuse en scène et Salomé Romano, la costumière du spectacle. Tous les trois ont fait leurs études à l’ENS de Lyon. Théo Armengol et Tom Beauseigneur sont les régisseurs et les créateurs sonores de la pièce.

Fiche réalisée par Gabriel Pinheiro de Quadros et Léa Visinet Kridene, étudiant•e•s à Nanterre en Master MCEI.

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Entretien

Entretien avec Julien Ticot, auteur, comédien, co-metteur en scène, et Adriane Breznay, metteuse en scène du Prince du Monde. Cette pièce, sélectionnée au Festival Nanterre Sur Scène, porte un regard très actuel sur la société contemporaine. Nous nous sommes virtuellement réunis avec eux pour en parler.

Le Prince du monde est un seul en scène, qui traite d’une problématique générationnelle, résolument actuelle, celle de la place du numérique et notamment des réseaux sociaux dans nos vies. Comment avez-vous été amenés à travailler sur la question ? Comment s'est formée votre équipe artistique sur ce projet ?

Julien Ticot : Avec Adriane, on se connaît depuis la seconde, on partage tout. On a fait tout notre parcours scolaire et universitaire ensemble. On a d'abord réalisé des projets chacun de notre côté, ce qui nous a permis de préciser ce qui nous intéressait dans le spectacle vivant. C'est finalement à la fin de l'écriture de ce texte qu'une volonté de l’adapter en spectacle nous est venue. Initialement, je ne voulais pas faire de ce texte une pièce de théâtre, j'imaginais davantage un scénario de cinéma, c'est Adriane qui a impulsé cette idée de spectacle.

Julien, vous êtes à la fois auteur, co-metteur en scène et comédien du projet. Quelles libertés ou quelles contraintes impliquent cette configuration dans la création du spectacle ?

Julien : C’est particulier, surtout que je ne me destine pas à être comédien mais metteur en scène. Ce texte étant très personnel, Adriane ne voyait personne d’autre que moi l'interpréter. Notre désir commun est qu'il n'y ait qu'une seule personne au plateau pour pouvoir explorer cette idée d’une seule figure qui se transforme sans arrêt, radicaliser cette thématique de la fête solitaire. Je suis l'auteur du texte, il était important que j'abandonne une certaine subjectivité. Adriane a amené cette objectivité. Je lui ai fait entièrement confiance. Il a fallu un travail d'improvisation pour tenter d'amener le texte à différents endroits, l'explorer. En revanche, pour les prochains spectacles, je ne souhaite plus être comédien mais mettre en scène aux côtés d'Adriane. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle on a créé l’association Studio Martyr dans le but de porter nos mises en scènes communes et nos films.

Le texte est construit d’une manière très contemporaine. Vos inspirations viennent de sources diverses (extraits littéraires, articles de journaux, spots publicitaires, comptes Instagram...). Vous vous exprimez par de grandes logorrhées verbales, puis à d’autres moments dans un discours journalistique. Quelles étaient vos intentions en écrivant de cette manière ?

Julien : Ce n'était pas réfléchi. Toutes ces sources se sont presque « imposées à moi ». J’ai « vomi » les éléments les plus significatifs du mal être que je ressentais. Kylie Jenner par exemple, aussi fascinante que puisse être cette personne, incarne à travers ses réseaux sociaux la barbarie absolue du système capitaliste dans lequel on vit. Et ces multiples sources m'entourent chaque jour : les livres, la publicité ou les réseaux sociaux.

Adriane Breznay : Cette construction du texte donne un aspect musical. À la lecture j'ai tout de suite vu des systèmes de voix et de contre-voix qui se superposent. Cela pose des questions scéniques : comment, dans une seule existence, des centaines d’autres voix vivent-elles avec nous, nous accompagnent-elles ? Comment retranscrire cela sur scène ? Il y a une voix principale constamment parasitée par un spot publicitaire, des voix radiophoniques, la télé etc.

Dans cette pièce vous incarnez de nombreux personnages, tous très différents. Vous passez très rapidement d'une figure à une autre. Comment tous ces personnages s'imbriquent-ils dans la pièce ? Et comment tous ces costumes ont-ils été pensés dans la narration ?

Adriane : Le point de départ était notre volonté d'explorer la transformation d'un seul personnage incarnant de nombreuses figures. Cela fait référence à l’idée baroque selon laquelle on n'est pas seul en nous-même. L'individualité est multiple. Au théâtre, dans ce spectacle et aussi dans la fête, on s’offre le droit d’incarner différents visages de nous-même. Dans la pièce, même si deux personnages différents se succèdent, ce n'est pas grave et c’est même tant mieux ! C'est cela qu'on veut transmettre, ne pas se réfugier derrière une identité unique. Dans la mise en scène, c'est le travail de la costumière, Salomé Romano, qui a amené cette fluidité des transformations. Spécialiste du « costume métamorphe », elle a tout de suite compris et traduit nos attentes.

Julien : Deux images ont alimenté nos répétitions. D'une part l'effet morphing, dans l'idée d'un personnage en transformation permanente. D'autre part, Satan car le Prince du Monde est l’un des noms de Satan. Il peut prendre tous les visages, il est dans tous les visages et toutes les voix.

Au-delà de ces transformations corporelles qui régissent la pièce, la musique et la danse sont aussi des éléments fondamentaux dans la narration. Comment s'articulent-elles tout au long du spectacle ?

Julien : La musique est une réflexion qui me passionne, j’ai mené mes recherches à l'ENS sur ce domaine, notamment sur le motif de la fête sur la scène contemporaine. Comment introduire la fête sur une scène sans arriver à quelque chose de « faux » ? Concernant les morceaux, certains se sont imposés suite à la sensation qu'ils m'ont procurée quand je les ai découverts. Notre volonté était aussi de ne pas seulement diffuser de la techno : on entend de la country, du reggaeton et d'autres styles de musique. Concernant la danse, c'est très vite ridicule de danser sur de la techno comme on le ferait en club. On a alors cherché ce qui faisait sens sur une scène. Notre recherche a aussi été de trouver une manière de bouger qui serait fluide avec tous ces styles de musique réunis.

Pendant la pièce, on assiste à la projection d’une vidéo où les premières secondes sont de la pornographie issus d’un site de rencontres américain. Cette vidéo est un objet artistique en soi... Comment l’avez-vous pensé ? Pourquoi avoir fait ce choix clivant ?

Julien : En explorant les profils sur Chaturbate [site de rencontre pornographique californien, ndlr], je voyais plein d’écrans vides, des caméras qui tournaient et personne devant. Finalement, les gens laissaient tourner leur caméra dans le but d’avoir une « présence » chez eux. Ce constat m’a beaucoup touché. Ce système était leur unique solution pour échapper à la solitude. On s’est alors questionnés sur la manière d’organiser toutes ces absences et de traduire cette notion au cœur du spectacle : la solitude et le rapport ambigu avec la rencontre sur internet. Faire émerger l’idée qu’internet est une matrice extraordinaire, inspirante mais aussi quelque chose dont émane une grande solitude. Enfin, la vidéo franchit la limite de la dernière couche de vêtement. La nudité apparaît uniquement dans cette vidéo, avec la distance de l’écran.

Adriane : Avec cette projection en fond de scène, toutes ces « petites fenêtres » affichées qui extériorisent l’intimité, la nudité, sont en fait de la pure mise en scène. Nous sommes face à des hommes nus, qui montrent leur vie en confidence, mais ce sont, une fois de plus, des situations intentionnelles, très liées à la production théâtrale.

Structurellement dans le spectacle, ce film coupe le rythme effréné de la pièce. C’est un moment de recul où les émotions peuvent venir.

Dans la pièce on aperçoit des influences de La Divine Comédie de Dante Alighieri. Pourriez-vous nous expliquer l’impact qu’a eu cet auteur sur votre création ?

Julien : Nous avons eu un cours de philosophie en Terminale sur l'œuvre de Dante, et, bien que je ne sois jamais parvenu à terminer ce livre, le principe même de l’œuvre nous obsédait. Pour écrire Le Prince du Monde, je me suis inspiré de l'image de Dante d’une descente aux enfers. L’idée est celle de voir la Terre, le monde, comme un enfer contemporain.

Adriane : On s’est aussi servi de cette image comme structure de la pièce. Dans le spectacle, cette descente a un double sens, une descente aux enfers mais aussi la descente en soi-même qu’on perçoit par ce Prince qui se transforme en d’autres « lui ».

De manière générale, Le Prince du Monde traite de la mauvaise conduite humaine et d’une génération bombardée par des informations en permanence, sur les chaînes de télé, sur nos smartphones, dans la rue etc... Quel discours cette pièce veut-elle produire par rapport à ce phénomène ?

Adriane : Je parlerais plus d’exploration que de discours. Il s’agit d’essayer de voir ce que l'on fait avec ce sentiment de fascination et de répulsion. Tous les deux, nous sommes d’accord pour voir ce qu’internet a de merveilleux, de fascinant, c’est une usine à rêves extraordinaires et à la fois, un pur produit du capitalisme. Il y aussi l’idée de traiter quelque chose de notre génération. C’est un sujet qui parle aux gens de notre âge, moins à la génération de nos parents par exemple.

Julien : On est dans l’exploitation des ambiguïtés et dans l’exploration de nos « identités ». En société, on décide toujours plus volontiers de se montrer sous une personnalité plus « convenable » alors que c’est humain d’avoir aussi des côtés sombres, moins acceptables ou acceptés. L’être humain est un être ambigu avec ses contradictions. La pièce est construite sur cette idée. Le Prince abrite en lui des contradictions énormes.

La dramaturgie peut parfois créer une forme d’écœurement et d'ivresse négative mais le but n’est pas de dénoncer ce phénomène ni d’accentuer une dimension tragique. Plutôt de constater les faits et mettre les face à cette réalité de l’être humain.

Vous incarnez Kylie Jenner dans la pièce, une personnalité publique très influente sur les réseaux sociaux. Comment définiriez-vous l’impact qu’ont ces influenceurs et influenceuses dans la perception de notre « moi » ?

Adriane : Je dirais que c’est un rapport de hantise. Ce n’est presque pas nécessaire de s’abonner à leur page, c’est là qu’elles sont aussi fascinantes : parvenir à ce degré de présence. Comment évoquer ces présences évanescentes sur scène alors que le théâtre est un acte physique ? C’est très intéressant. On suit ces personnes comme des amis, on a de leurs nouvelles chaque jour. Par ailleurs, les textes de la tuerie d’Orlando qu’on présente dans le spectacle, je les ai lus une seule fois et je ne les ai plus jamais oubliés. Ce sont des choses qui, même quand on n’y a plus accès, sont présentes, elles ont une actualité supérieure. Parfois, on présente le spectacle en disant que c’est une sorte de gala de spectres de présences évanescentes, lié à ce bombardement perpétuel d’informations.

Propos recueillis par Gabriel Pinheiro de Quadros et Léa Visinet Kridene, étudiant•e•s à Nanterre en Master MCEI.

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