Ruptures
Mise en scène : Théo Jaouen
par le Collectif Brûle
La Volia, Les Lilas
Lauréat du Grand Prix Nanterre sur Scène 2023
Date : Lundi 25 novembre 2024
Horaires : 19h - 20h
Lieu : Théâtre Bernard-Marie Koltès
Durée : 1h
Discipline : Théâtre
Emma Martins - www.emamartins.com
Texte : François DE SINGLY
Avec : Nedjma BERCHICHE, Alexis FOUESNANT, Norma SUZANNE, Clément BONHOMME, Ilyes BENMOUFFOK et Pauline PASSERI
Collaboration artistique : Léa GUIMIER
Régie : Dimitri MOISSERON
« Je dis que c'est comme un fruit qui mûrit petit à petit, puis un jour, je n'ai pas eu besoin de l'arracher, il est tombé. »
En France, les 3⁄4 des séparations et des divorces sont demandés par les femmes. Dans son ouvrage Séparée. Vivre l'expérience de la rupture, le sociologue François DE SINGLY s’empare de ce fait de société, en analysant le récit de femmes qui ont rompu.
Six comédiens et comédiennes portent ces récits au public. En équilibre entre tragique et comique, ces extraits d'entretiens mettent en évidence tous les aspects sociaux que peut revêtir ce choc intime. Ces récits tracent les contours matériels de l'amour sans jamais en parler. Que retient-on de nos ruptures ? Comment sont-elles à l'image des couples que nous formions ? De quelle manière nos ruptures passées vont influencer nos relations à venir ?
Entretien
Dans le cadre du festival Nanterre sur Scène, Théo Jaouen revient sur le processus de création de son spectacle. Il évoque ses études de sociologie, qui l’ont inspiré pour mettre en scène Ruptures. Cet entretien aborde à la fois cette dimension sociologique et les différents mécanismes liés à l’improvisation mis en place dans la construction de la pièce.
« Nous évoquons aussi l’après rupture, (...) la manière dont les hommes et les femmes qui racontent leurs histoires sur scène se sont libérés des couples qu’ils et elles avaient créés. » — Théo Jaouen
Ruptures est une pièce qui découle de l’enquête sociologique de François de Singly présentée dans son livre Séparées. Vivre l’expérience de la rupture. Pourquoi avez-vous eu à l’origine la volonté d’aborder ce thème de la dé-conjugalisation ?
Théo Jaouen : Pendant mes études de sociologie, j’ai étudié Jean-Claude Kaufmann. En sociologie, c’est plutôt la conjugalisation qui a été traitée, c’est-à-dire l’acte de se mettre en couple, et particulièrement d’habiter ensemble, la manière dont des habitudes communes se créent et se coordonnent (la gestion des tâches ménagères, la façon dont le couple ouvre sa relation aux amis et aux amies, la construction du foyer, etc.). Cette cohabitation s’organise autour d’un « nous conjugal » (notion de Kaufmann). Les deux partenaires forment une entité sociale avec des normes et des valeurs communes. En m'intéressant à ce sujet, j'ai trouvé curieux que nous n'étudiions pas l'après rupture. Qu’est ce qui se passe quand nous n’habitons plus ensemble ? Que deviennent ces normes ? Est-ce qu’elles se transforment ? Est-ce qu’elles restent ? Est-ce qu'elles impactent les futurs couples ?
Le thème de l’amour a inspiré de nombreux artistes, que ce soit en littérature, en peinture ou encore au théâtre. Trouvez-vous que celui de la rupture ait été délaissé ?
Le sentiment amoureux revient extrêmement souvent dans l'art, au théâtre en particulier, et dans les tragédies notamment. En effet, je ne connais pas beaucoup de pièces qui traitent de la rupture en elle-même. Avec la sociologie, qui apporte un ancrage dans le réel, quelque chose de nouveau se passe ; parce que nous racontons des faits, ce qui crée un autre rapport à la rupture. Il y a beaucoup de pièces qui évoquent la rupture, mais je ne me souviens pas d’en avoir vu une qui parlait de choses matérielles et concrètes. Souvent dans les livres et dans les œuvres d'art, il y a cette question de rupture, mais plutôt d'un côté tragique et assez fataliste. Là, nous évoquons aussi l’après rupture, dont nous parlons peu, de la manière dont les hommes et les femmes qui racontent leurs histoires sur scènes se sont libérés des couples qu’elles et ils avaient créés.
Ruptures possède donc une genèse sociologique ; quelle a été votre approche en tant que metteur en scène pour aborder cette dimension dans la pièce ?
Je dirais qu'à la base, il n'y avait pas une volonté de faire de la sociologie. Il y avait une volonté de faire du théâtre. C'est en lisant ces extraits d'entretien, en cherchant une idée pour monter une pièce, que je me suis rendu compte que c'était une matière particulièrement théâtrale, dans l'oralité, dans la façon d'aborder les différentes ruptures. Ce qui est écrit, nous avons envie de le mettre en bouche rapidement. C'est souvent bon signe pour monter une pièce, quand nous avons envie de dire les choses. Nous nous sommes demandé comment aborder ces textes sociologiques comme des textes de théâtre. C'est pendant la recherche au plateau que nous nous sommes rendu compte qu'en compilant plusieurs lectures à la suite, cela dégageait quelque chose de l’ordre du social et racontait une analyse sociologique. C'est la démultiplication des histoires, des vécus, qui est intéressante. Je ne saurais pas dire à quel point cette pièce est sociologique ; c’est plutôt une genèse sociologique.
Le texte de théâtre s’est donc inspiré des entretiens réalisés par De Singly, vous parlez de documentaire au théâtre, pouvez-vous nous en dire plus ?
Le documentaire à l'écran s’est très démocratisé, mais au théâtre pas du tout, alors que c’est très intéressant. Mohamed El-Kati, par exemple, a monté une pièce avec des gardiens de musée et leur a fait raconter leur vécu. Il en a fait une autre sur des boules à neiges, et est allé interroger des gens passionnés de boules à neiges, pour essayer de comprendre cette passion. C’est une façon de documenter la vie. Et il y a tellement d'approches pour faire du théâtre documentaire. Le théâtre n'est plus le lieu d'où nous voyons la fiction, mais un lieu de rapprochement. J’ai plein d'exemples en tête. Moi ce qui m'avait beaucoup plu aussi, c'est Un grand bazar des savoirs de Didier Ruiz. Ce dernier rassemble des personnes qui ont chacune différentes passions. Il travaille avec elles un texte de cinq minutes concernant leur passion. Pendant le spectacle, nous sommes invité∙e∙s en tant que spectateur∙ice∙s à aller sur la scène, pour discuter avec ces personnes. Tu t'assois à leur table, ce qui crée quelque chose de très intimiste, et donc pendant cinq minutes tu écoutes le/la comédien∙ne. C'est incroyable, car le rapport à l’autre est très concret : iels te parlent de ce qui les fait vibrer ! Dans le cas de Ruptures, le texte se construit sur ce que nous avons tiré de l’ouvrage de De Singly, mais également d’une part d'improvisation des comédien∙ne∙s, qui peut parfois être tirée de leur vie et de leurs expériences personnelles.
Votre formation a-t-elle informé votre écriture de la pièce ? L’avez-vous davantage abordé comme un chercheur que comme un metteur en scène ?
Oui bien sûr. Dans la recherche au plateau surtout. Je me suis rendu compte que nous faisions des hypothèses et que nous les testions après. En les testant, nous mettons en lumière d’autres éléments. Ainsi, nous fondons le texte du spectacle sur la pratique du plateau uniquement. C’est intéressant parce que nous ne pouvons pas tout prévoir à l’avance, il y a forcément des éléments auxquels nous ne pouvons pas nous attendre. Il faut laisser les comédien∙ne∙s se guider mutuellement, et se laisser guider soi-même. Il n’y a pas de règles précises pour rythmer le texte, ou pour imposer des placements sur scène aux comédien∙ne∙s, c’est vraiment intuitif. Par exemple, nous avons repris les répétitions ce week-end, et de nouveaux textes se sont ajoutés. En réalité, il n’y a pas vraiment de texte final. Il y a l’identité du/de la comédien∙ne et celle de l'enquêté∙e, et elles s’entremêlent un peu. La délimitation entre les deux est volontairement floue. Les spectateur∙ice∙s ne savent pas quelle identité exactement appartient au récit qu’iels entendent. Il y a une vraie part d’improvisation.
Sur scène les récits se complètent mutuellement, se nourrissent les uns avec les autres, et les identités s’entremêlent, comment avez-vous travaillé ces textes au plateau avec les comédien∙ne∙s ?
C’est un processus très évolutif. Étant donné qu’il y a une part d’improvisation sur scène, les récits narrés peuvent parfois se chevaucher, et s’entremêler. Pour travailler tous·tes ensemble au plateau, les comédien·ne·s ont dû développer une grande capacité d’écoute. C’est donc important, en termes de méthodes de travail qu’iels soient tous·tes les six présent·e·s aux répétitions. Comme iels créent quelque chose tous·tes ensemble, si l’un·e manque alors le texte va continuer d’évoluer sans elleux. Peu importe qu’iel passe au plateau ou non, le travail de chacun·e dépend des autres pour avancer. C'est comme un orchestre ou une partition de jazz finalement. Il y a un thème que nous retrouvons mais il faut répéter ensemble, et que chacun·e trouve sa place dans les moments improvisés sur ce thème.
Les chaises symbolisent le déménagement allant de pair avec la rupture. Elles sont le seul décor présent sur scène et pourtant y occupent une place centrale : les comédien∙ne∙s les rangent et les réarrangent dans des schémas qui ne paraissent pas anodins. Comment ces mouvements de décor interagissent-ils avec le texte ? Et qu’est-ce que ce décor minimaliste apporte ?
C'est un outil de jeu pour faire avancer les textes, pour faire avancer le rythme, pour poser les choses, ça fait du bien aussi des fois. Et parce que ça claque ! (Rire) Je ne dirais pas que c’est un décor minimaliste, mais plutôt extrêmement simple. Il n’y a que des chaises. Cela permet d’ouvrir l’imaginaire et donc la réflexion qui suit. Les mouvements des chaises, eux, accompagnent le texte, ils le rythment en fonction du travail des comédien∙ne∙s. Il y a aussi une part d'improvisation dans la manière de disposer les chaises sur la scène. Certains mouvements sont travaillés en amont, mais parfois quelqu'un va décider de bouger une chaise d’une certaine manière et puis le reste suit. C’est vraiment un travail de chœur et de coryphée1. Parfois ça va être juste des coryphées qui vont prendre le lead avec une action et les autres vont être là à regarder, comprendre ce qui se passe, il n’y a pas de coryphées prédésignés. C’est quelque chose qui vient du clown, et il s’agit de se demander « qui est la lumière ? ». Ce n’est pas forcément la personne qui parle qui est la lumière, parfois une personne va parler mais en fait quelqu'un d'autre dans le fond sera assis et ce sera tellement important qu'iel soit assis là que c’est vers elle ou lui que les autres devront se tourner et être guidés. Iel est mis en lumière. Et dans ce cas, il faut qu'elleux comprennent que les spectateur∙ice∙s regardent l'autre personne. C'est la personne qui ne parle pas. Et donc la suite de l’improvisation se fera en fonction de ça. C'est très organique.
Qu’apporte la réflexivité sur scène ?
Je dirais une distanciation qui permet aux interprètes d'être un peu à l'écart du texte qu’iels disent, à l’écart de l’enquêté.e. Et ensuite, cela permet une réflexivité plus globale avec les spectateur∙ice∙s. Elleux aussi vont se poser cette question de savoir ce qui se passe par rapport à elleux-même face au spectacle. Le but cependant n’est pas de faire de la psychanalyse sur scène, je ne veux guérir personne. Ce que je souhaite, c’est que regarder Ruptures apporte quelque chose, parfois cela fait du bien, et parfois du mal, mais en tout cas, cela crée du lien.
Propos recueillis par Raphaëlle ERANIAN et Suzie FERRY, étudiantes en M1 MCEI (Médiation Culturelle et Interculturelle)
1 Dans le théâtre antique, le coryphée est le chef de chœur ; c’est lui qui l’interpelle, le questionne, le guide.