Corps d’Attente
par la Compagnie Batteries d'Entrailles
Université Paris-Nanterre
Date : Mardi 26 novembre 2019
Horaires : 18h30 - 19h30
Lieu : Espace Pierre Reverdy
Durée : 1h
Discipline : Théâtre corporel
Compagnie Batteries d'Entrailles
Avec Adèle Beuchot-Costet et Inès Musial,
Mise en scène : Célia Dumont-Malet,
Scénographie : Marion Gely,
Maquilleur : William Ravon,
Costumière : Mélanie Gonzalez,
Création sonore : Clément Macoin,
Technicienne plateau : Iris Obadia,
Création lumière : Thibault Seyt
Tic-Tac, énième jour, énième journée. Non, entretien aujourd’hui. Être à l’heure. Être en forme. Avoir l’air bien. Un, deux, trois. Licenciée. Remerciée. Congédiée. Un, deux, trois. Bourlinguée, lourdée, liquidée. Et maintenant ?
Il est temps qu’elle arrête. Ça pue ici.
Deux personnages sur scène. Une jeune femme, prise dans un quotidien qui ne la réjouit en rien. Une autre personne est là, assise au fond. Elle attend. Elle est à l’intérieur. Elle est l’intérieur.
Pour la première fois, elles vont se retrouver dans le même espace, des journées, des nuits entières. La jeune femme ne sort plus. Elles vont apprendre à exister, ensemble, tandis que la jeune femme réapprend à vivre, hors du monde. Elles occupent un même territoire. Son appartement. Leur appartement.
Entretien
C’est dans le quartier de la Bibliothèque François Mitterrand que nous parvenons à nous retrouver toutes ensemble un lundi soir, Adèle, Inès, Célia et moi, pour échanger sur l’aventure du jeune spectacle Corps d’Attente.
Corps d’Attente est une co-écriture. Comment s’est passée votre rencontre artistique ?
Inès : Le premier rendez-vous de création a eu lieu entre Célia et moi en septembre de l’année dernière. On était d’abord très intéressées par un travail d’exploration corporelle. On a beaucoup parlé de ces processus qui nous intriguent : le passage du temps, la décomposition, l’attente… Et on s’est vite rendu compte qu’on ne voulait pas un « seul en scène » car on souhaitait absolument faire exister l’espace, le matérialiser.
Adèle : J’ai rejoint le processus de création en décembre et on a commencé à personnifier l’espace, d’où l’invention du « personnage-maison ».
L’improvisation a pris une place importante dans votre travail...
Célia : On avait écrit de petites histoires à partir des thèmes que nous souhaitions aborder, afin de former la trame du spectacle. Ensuite, on a fait des aller-retour entre improvisation et travail à la table. Tout s’est redessiné et tout s’est réécrit en improvisant.
I : L’écriture nous a pris beaucoup de temps. Il a fallu passer par des exercices de recherche pour comprendre comment nos personnages communiquent, se touchent, se regardent… À travers le théâtre corporel et la manipulation d’objets, on crée une forme de langage pour raconter notre histoire. Les objets apparaissent comme des partenaires de jeu.
A : Le « personnage-maison » pousse la jeune femme à se réapproprier l’espace, à réenchanter son quotidien. Ce processus passe par l’utilisation des objets qui l’entourent et par les corps. Nous avons toutes les trois été marquées par un professeur de classe préparatoire selon qui le rapport au corps est primordial pour le jeu. Par ailleurs, nous voulions absolument laisser vivre l’objet, qui a une existence propre. Dans la pièce, tout fait corps en soi et on peut considérer les objets comme des personnages à part entière.
Le titre, Corps d’Attente, conjugue les dimensions physique et temporelle du spectacle. Que représente-t-il pour vous ?
I : Je relie Corps d’Attente à l’idée de métamorphose, de chrysalide. Mais c’est plus largement lié à l’idée d’un espace où l’on fait et où l’on devient corps. Que représente cet espace pour la jeune femme ? Est-ce un endroit où elle attend ? Qu’est-ce qu’elle attend ? Quel sens donne-t-elle à son quotidien ?
C : Au début on avait pensé au Hors d’attente d’Héraclite*. Avec Corps d’Attente, on peut faire jouer les mots dans tous les sens : quel corps donne-t-on à l’attente mais aussi comment l’attente transforme-t-elle notre corps ? C’est un titre ouvert qui laisse une grande liberté d’interprétation !
A : Le « personnage-maison » est lui-même un corps d'attente, il est millénaire !
Vous jouez sur la dimension poétique du théâtre...
A : On souhaite laisser le public interpréter à sa manière le spectacle, qui a volontairement une dimension polysémique. L’absence de texte, l’économie d’objets et de parole représentent à cet égard un grand avantage. Les gens arrivent dans un espace et en repartent en ayant ressenti des émotions différentes.
I : Au-delà de la poésie, il y a une écriture du sensible : on écrit avec des corps et on convoque plusieurs sens. Notre but est de parvenir à dialoguer avec le public, en fonction des sensibilités de chacun et chacune.
C : Je trouve que la poésie est sous-représentée au théâtre, je dis rarement en sortant d’un spectacle qu’il est poétique. Ce n’est pas l’objectif premier du spectacle mais, personnellement, j’aimerais que le public y trouve une dimension poétique.
Vous décrivez des éléments du théâtre corporel et du théâtre d’objet. Mais quelles sont vos autres influences artistiques ?
A : Tout nous intéresse ! C’est notre première pièce, notre première compagnie. Nos différents univers se confondent, se mélangent. On est à la croisée de multiples influences et on ne se revendique pas d’un seul et unique genre ! Je pense que quand je joue, sans forcément m’en rendre compte, je fais appel aux références qui forment mon « background ».
C : Je suis très influencée par un metteur en scène chinois Zhao Miao, qui réalise des spectacles à la croisée de plusieurs genres théâtraux, qu’ils soient traditionnels, contemporains, chinois ou européens, et propose ainsi des formes artistiques hybrides. De notre côté, on puise dans plusieurs disciplines mais sans forcément se conformer à toutes leurs règles. Je pense qu’inconsciemment et consciemment, on les transgresse avec plaisir.
I : Qu’est-ce qui convient à ce qu’on veut exprimer ? C’est notre principale question. On puise dans différentes disciplines pour que le corps prenne la forme souhaitée, dans le cirque, la marionnette ou encore le clown ! Selon moi, le mot qui représente le mieux notre travail est l’indiscipline vis-à-vis de nos influences artistiques.
Dans la mise en scène, le maquillage et les costumes sont particulièrement importants. Comment les avez-vous conçus ?
C : Dès le début de la création, le maquillage était présent puisqu’on souhaitait travailler la transformation des corps et des visages. Je me suis nourrie de l’esthétique des maquillages de différentes formes théâtrales chinoises, indiennes ou japonaises. J’aime l’idée que le visage peut devenir un masque. Aujourd’hui, cependant, on n’est pas encore entièrement satisfaites du résultat ; nos choix évoluent constamment. Ils dépendent de nos collaborations et de nos dialogues avec WIlliam, le maquilleur, et Mélanie, la costumière. Il faut toujours confronter nos intentions de maquillage aux résultats scéniques.
A : Pour le « personnage-maison », la question de la personnification était intéressante puisque tout était totalement ouvert. Notre idée est que cet esprit a traîné un peu partout dans l’espace, il est donc couvert de petits bouts de tissu, comme une boule de poussière.
Finalement, ce théâtre physique est au service d’une thématique qui vous tient à cœur...
I : C’est un thème qui nous touche tous.tes. dès lors qu’on expérimente forcément la solitude à un moment de notre vie, notamment lorsqu’il s’agit d’être chez soi, tout simplement. On veut donc questionner nos rapports à la solitude. D’autant plus qu’aujourd’hui, avec tous les moyens de communication, même quand on s’enferme, on est toujours sollicité.e d’une façon ou d’une autre. Peut-on vraiment être seul.e ? Pourquoi décider un jour de s’enfermer ?
C : On a toutes les trois des rapports très différents à la solitude selon nos trajectoires personnelles. Nous avons aussi été inspirées par le phénomène des hikikomori, ces individus qui, d’abord au Japon, mais aussi partout dans le monde, décident de s’enfermer chez eux après un événement traumatisant. Le propos sur le licenciement reste en filigrane. Mais l’objectif est que l’enfermement puisse évoquer chez tout le monde des choses différentes : certain.e.s pourraient y voir davantage la conséquence d’une rupture amoureuse, par exemple.
Qu’est-ce que le festival Nanterre sur Scène va vous apporter ?
C : Le festival nous permet de présenter notre spectacle pour la première fois ! Et on ne vient pas seulement jouer notre pièce, on va créer des liens avec les étudiant.e.s et les lycéen.e.s à travers les happenings et les master class, qui sont très enrichissants pour nous. C’est ça qui est intéressant !
I : J’aime beaucoup l’idée de créer un dialogue avec des publics divers. Et c’est ambitieux de demander à des étudiant.e.s d’organiser des master class ! Ça nous autonomise et nous responsabilise !
A : C’est aussi une manière de remercier cette université qui nous a formées ! Je suis très heureuse de jouer à Nanterre. Et il me paraît important de montrer aux étudiant.e.s en art du spectacle que l’on peut monter une pièce avec cette formation.
*« S’il n’attend pas, il ne découvrira pas le hors d'attente qui est chose introuvable et vers quoi il n'y a pas de passage. » — Héraclite
Propos recueillis par Camille Lesturgeon