Récréation

De Steven Nacolis / Compagnie les Abîmes
par la Compagnie les Abîmes
Université Toulouse-Jean Jaurès

Date : Jeudi 28 novembre 2019
Horaires : 20h30 - 21h15
Lieu : Théâtre Bernard-Marie Koltès
Durée : 45 minutes
Discipline : Théâtre / Danse

Récréation

Compagnie les Abîmes

Avec Camille Aubach, Clara Bernouin, Alice Bersoux, Ilan Betton, Nina Boutonnet, Alice Driffort, Alice Dussardier, Héloïse Guittard-Serre, Joris Kallouche, Pierre Lac, Prune Linon, Clémentine Petit, Danaé Real, Amarine Rignanese, Émilie Soula, Raphaël Spitaels, Bertille Waroux
Régie : Sophie Castaing
Création sonore : Azra, Sacha et Toco

Récréation est portée par dix-sept interprètes au plateau, qui se jouent du harcèlement, physique et moral, souvent tu et subi au sein et en dehors des établissements scolaires.

Les moyens esthétiques, la création sonore et les ambiances lumineuses, concourent à la constitution de tableaux sensibles, qui invitent tout un chacun à plonger dans ses propres abîmes.

La pièce, immersive, est ainsi prétexte à envisager et interroger par la sensation les rapports de force qui se créent entre des individus qui partagent le même espace, le même cadre spatio-temporel.

Entretien

10h30, Toulouse. Nous retrouvons Steven Nacolis pour un café en plein cœur de la ville rose qui a vu naître Récréation.

Parlons du titre de la pièce, Récréation. C’est un choix fort que de transformer ce lieu des premières interactions sociales en un « champ de bataille ». Pourquoi situer votre action dans la cour de Récréation ?

Le titre pose directement le cadre de la pièce. Lors de l’entrée public, les interprètes sont déjà sur scène et s’amusent comme des enfants. Les spectateurs sont pris à parti, complices de ce qui se joue. Petit à petit les personnages adoptent des comportements plus sombres, qui désintègrent le cadre scolaire. Il y a une évolution au niveau de l’âge, de l’ambiance, des rapports de force. Le cadre lui aussi évolue, la « Récréation » est en réalité une multitude de terrains de jeux.

Récréation, pour vous, c’est aussi l’amalgame de formes artistiques et d’artistes qui vous ont particulièrement touché. Quelles sont vos références ?

J’affectionne énormément Gisèle Vienne. Je suis happé par son univers peu bavard mais qui dégage une atmosphère sombre et très grave. Assister à l’un de ses spectacles, c’est entrer dans un espace-temps différent. Dans Crowd (2017), les corps des interprètes portent en eux suffisamment d’énergie pour partager leurs situations avec nous sans recourir à la parole afin de provoquer l’intérêt. De la même manière, ses marionnettes, sans vie, sans voix, semblent malgré tout porter en elles une histoire, un passé, des expériences douloureuses.

Je pense aussi au film Grave de Julia Ducournau. Ça a été une révélation. J’ai été pris aux tripes par la construction de ses plans et l’intensité de jeu de Garance Marillier, l’actrice principale. Beaucoup de choses se passent dans le regard, l’attitude, il y a quelque chose de viscéral qui crève l’écran. C’est ce que j’aime recevoir et ce que je souhaite partager, quelque chose de l’ordre de la sensation.

Le harcèlement est une thématique difficile à aborder, parfois traitée sous une lumière très intimiste dans votre spectacle. Comment vous êtes-vous documenté pour la création de cette pièce ? En quoi cela vous touche-t-il particulièrement ?

Le harcèlement est un thème qui me touche, j’en ai été victime. J’avais justement envie de le porter et ne plus en être victime, en me l’appropriant et en le donnant à voir. Je me sens légitime à en parler, à le représenter. D’où le côté immersif, je voulais faire appel aux sensations plutôt que d’adopter une attitude intellectuelle, moraliste.

Les comédiens seront 16 au plateau. D’où viennent-ils ? Comment s’organise la direction d’une telle troupe ?

Les interprètes que j’ai réunis autour du projet sont des personnes avec lesquelles existait un rapport de confiance, le harcèlement étant un sujet dur à porter. Nous avons commencé le projet à 11, puis 6 nouvelles personnes nous ont rejoints pour l’aventure à Avignon. J’avais envie d’ouvrir la pièce à d’autres, ce qui nous permettait également d’assurer les représentations en cas d’absence de certains interprètes. À côté, on avait tous déjà fait de la danse, mais certains ont une formation plus axée sur le cirque, d’autres sur le théâtre.

Le spectacle est évolutif, je l’adapte en fonction des lieux où l’on joue, je prends en compte les retours du public. Il m’arrive aussi de redistribuer les rôles au sein du groupe afin que personne ne prenne l’ascendant. Ça permet de donner sa place à chacun. Rien n’est jamais vraiment fixé, c’est aussi cela qui maintient mon envie de continuer l’expérience.

La danse occupe une place centrale dans la pièce. D’un point de vue pratique, comment s’est organisée la création avec les acteurs ?

On avait des rendez-vous réguliers, tous les samedis pendant trois heures, parfois six. C’était important pour nous de maintenir une certaine rigueur afin d’aboutir au spectacle aujourd’hui. Je suis arrivé avec des idées visuelles, des tableaux, des situations, que je leur ai proposés pour qu’ils se les approprient. Je leur ai ensuite demandé de produire des improvisations à partir de leurs expériences personnelles autour du thème de la domination.

Nous avons eu une étape de travail de 20 minutes en janvier 2019. Puis on est passé à 45 minutes au total pour notre première représentation fin mars 2019, après une semaine de résidence au CIAM La Fabrique, à Toulouse, début mars 2019.

Vous parlez de « théâtre corporel » pour décrire la pièce. Récréation semble être avant tout un travail sur le corps et le harcèlement à travers son expression physique. D’où le choix de la danse comme principal medium de transmission ?

La puissance des corps m’intéresse tout particulièrement, c’est pourquoi la danse est le principal medium dans la pièce. J’avais aussi envie de quelque chose de très visuel. Le spectacle est une succession de tableaux qui ont de l’intensité grâce à l’investissement des danseurs.

Plusieurs éléments particuliers ressortent au niveau scénographique et participent à la création de cette atmosphère inquiétante qui va crescendo tout au long de la pièce. Quelles ont été vos influences pour le choix des costumes, de la musique et l’utilisation du live Facebook, qui situe l’action en dehors du champ de vision du spectateur ?

L’uniforme sert à infantiliser les personnages et à rappeler la cour de Récréation. Ils constituent un groupe. L’uniforme permet également de mettre tous les interprètes à la même échelle, c’est le groupe que je souhaite mettre en valeur, où naissent des individus qui se caractérisent par leurs actes.

Je savais que je voulais une ambiance inquiétante. L’utilisation des basses et de la musique « techno » permet de créer de la gravité, de la résonance dans les corps des spectateurs. Ce sont deux amis qui ont créé la bande-son de la pièce. Je leur ai donné les mêmes idées visuelles qu’aux interprètes, ainsi que des morceaux qui m’inspiraient. Ils ont par la suite assisté à des répétitions afin de mieux capter l’ambiance de la pièce et pouvoir me proposer leurs idées pour finaliser la création musicale.

Enfin, il y a une double évolution dans le spectacle. On passe d’abord de l’enfance à l’âge adulte. La deuxième évolution se fait au niveau du lieu. On passe de la cour de Récréation à ce qui se passe en dehors du cadre scolaire. La vidéo intervient à ce moment, lors d’une scène de fête. Dans les soirées, on constate qu’il y a souvent un lieu un peu en marge, où peuvent évoluer les rapports de force et le harcèlement. Je voulais montrer par le medium vidéo, très actuel, ce qu’il peut se passer dans l’ombre. C’est une manière de jouer sur ce qui est caché, dissimulé.

Enfin, Récréation, c’est l’expression de rapports qui se tissent autant sur scène qu’avec le public. Quel message cherchez-vous à faire passer ?

La prise de conscience est évidente en ce qui concerne le harcèlement, on sait que c’est quelque chose de mauvais. Ce que je veux plutôt transmettre est de l’ordre de la sensation, des émotions, et oui, ça passe sans doute par la gêne et le malaise. Mais ce n’est pas une pièce provocatrice, ce n’est pas ma volonté. Je préfère créer un sentiment d’empathie du public envers les personnages. Dans la gravité des situations qui sont représentées, on peut sentir la complicité entre les interprètes. Pour ce qui est des retours, on a pu me dire que le spectacle était fort et intense au niveau des émotions, mais je n’ai pas senti les spectateurs forcément brusqués. Ce n’est pas provocateur, ni moralisateur. Il n’est pas question non plus de binarité. Tout au long du spectacle, il y a des retournements de situations, et les harcelés peuvent devenir harceleurs. Je pense qu’on peut tous être dominateurs et dominés, harceleurs et harcelés. À tous les niveaux de la vie, il y a des rapports de soumission et de domination, il s’agit, je crois, de s’approprier cela, de faire avec plutôt que d’aller contre.

Propos recueillis par Mené par Luana Morin et Maëliss Quadrio