Ruptures

De François de Singly
par le Collectif Bonzaï
La Volia, Les Lilas

Date : Mercredi 22 novembre 2023
Horaires : 20h - 21h
Lieu : Théâtre Bernard-Marie Koltès
Durée : 1h
Discipline : Théâtre

Ruptures

Marie Picgirard

Texte : François de Singly
Avec : Nedjma Berchiche, Alexis Fouesnant, Norma Conrath, Clément Bonhomme, Ilyes Benmouffok et Pauline Passeri

« Je dis que c'est comme un fruit qui mûrit petit à petit, puis un jour, je n'ai pas eu besoin de l'arracher, il est tombé. »

En France, les 3/4 des séparations et des divorces sont demandés par les femmes. Dans son ouvrage Séparée. Vivre l'expérience de la rupture, le sociologue François de Singly s’empare de ce fait de société, en analysant le récit de femmes qui ont rompu.

Six comédiens et comédiennes portent ces récits au public. En équilibre entre tragique et comique, ces extraits d'entretiens mettent en évidence tous les aspects sociaux que peut revêtir ce choc intime. Ces récits tracent les contours matériels de l'amour sans jamais en parler. Que retient-on de nos ruptures ? Comment sont-elles à l'image des couples que nous formions ? De quelle manière nos ruptures passées vont influencer nos relations à venir ?

Entretien

Dans le cadre de leur venue au Festival Nanterre sur Scène, le Collectif Bonzaï, représenté ici par quatre membres, Pauline PASSERI, Nedjma BERCHICHE et Clément BONHOMME, comédien·nes ainsi que le metteur en scène Théo JAOUEN, se livre sur la conception de Ruptures. Une pièce adaptée de l’ouvrage sociologique de François DE SINGLY Séparée, Vivre : l’expérience de la rupture.

« Ces récits d’entretiens parlent d’une époque qui est à la fois la nôtre et à la fois pas la nôtre. Cela se situe à la lisière. » — Nedjma Berchiche

À quel moment découvrez-vous le texte de François DE SINGLY et comment ce spectacle Ruptures est né ?

Théo : Je découvre la matière, les entretiens et l’ouvrage dans le cadre de ma recherche universitaire. Je commençais à m’intéresser au théâtre documentaire. En abordant le texte, j’ai développé un rapport assez évocateur aux entretiens et aux ruptures aussi. En tant que lecteur cela me nourrissait et me permettait de me raccrocher à beaucoup de moments vécus. J’ai eu envie de travailler ce matériau parce qu’il me parlait personnellement, et par la suite, de retrouver une forme d’oralité dans ces éléments textuels.

Pouvez-vous décrire ce processus créatif, que vous appelez vous-même un « laboratoire », où chaque comédien·nes s’est impliqué·e personnellement dans la conception de la pièce ?

Théo : Je parle de laboratoire parce que c’est comme cela que j’ai été formé à l’université. Dans une démarche méthodologique de recherche où l’on part d’une matière, mise à zéro, jusqu’à observer ce que l’on peut en tirer. Après coup, cette méthode se matérialise dans l’espace du plateau et dans l’espace du jeu, dans le rapport entre un·e observant·e et un·e observé·e. C’est une forme laboratoire aussi parce que le projet va devoir évoluer en fonction de la taille des salles ou de l’acoustique. Concrètement nous n’avons pas de plan d’attaque, pas de sommaire. Nous découvrons ce que nous sommes en train de faire en le faisant. Ensuite nous essayons de le comprendre. C’est actif tout le temps.

Nedjma : C’est un laboratoire qui se base sur un principe de curiosité collective. Nous avons découvert et lu le texte ensemble. Le travail des acteurs et des actrices était aussi de s’interroger mutuellement sur les effets du texte ou de certaines phrases. C’est précisément cette interrogation constante qui laisse aussi l’espace du plateau en friche pendant tout le spectacle et qui ne donne pas de forme figée à la représentation.

Avez-vous consulté l’auteur, François DE SINGLY, au cours de l’élaboration du spectacle ?

Théo : Initialement non. Il y avait la volonté d’explorer sans lui. François DE SINGLY était hors de l’équation, parce que jamais nous n'imaginions pouvoir le rencontrer et discuter avec lui. Nous souhaitions garder un respect envers les enquêtées et envers le chercheur qui avait mené ces enquêtes. Nous voulions aussi ne trahir personne et ne pas pervertir en essayant d’être au plus proche. J’ai finalement eu la chance, en lui écrivant, de le rencontrer. Il était assez content. Nos discussions m’ont beaucoup aiguillé dans les recherches sur le texte. Mais il n’est pas rentré dans l’équation du plateau.

Pourquoi l’entretien sociologique est-il un document que vous désirez exploiter ?

Théo : Prenez un personnage de théâtre : il faut composer un rôle, trouver un point de vue de mise en scène et une façon d’aborder le personnage pour qu’il résonne de manière contemporaine. Dans le cadre d’un entretien, il n’y a pas à le rendre en personnage. Il n’y a rien à faire. L’entretien est là et nous nous devons de le garder brut pour laisser ces vraies personnes qu’il y a derrière. C’est un autre endroit du théâtre où nous n’avons pas à construire. Plus on tend à « ne rien faire avec les textes », plus l’on se rend compte de ce que les textes font avec nous.

Il est question d’un véritable maillage textuel dans Ruptures, entre paroles d’enquêtées et récits intimes des acteurs et actrices. Comment s’est articulé ce travail de tissage ?

Pauline : Nous commençons ce travail d’arrangement par la base documentaire. Ensuite, pour faire évoluer le spectacle entre narration et transmission d’histoires, nous nous sommes tous et toutes adonné·e·s à l’exercice de livrer une anecdote personnelle, en lien avec une rupture. Dans l’improvisation, nous avions la possibilité de passer d’un mode à l’autre, enquêtée puis personnel. Il fallait s’approprier cette parole qui n’est pas la nôtre et la mettre à distance. Nous nous sommes questionné·es sur la manière de faire balancer ces deux modes en miroir pour en faire ressortir les particularités de chacun.

Théo : J’ai demandé au collectif de se mettre au niveau des enquêtées et d’accepter de se mouiller comme elles ont pu le faire, dans une anonymisation générale. Nous ne cherchions pas à savoir à qui est tel ou tel discours. Cela a permis aux comédien·nes de ne pas leur faire de sort parce qu’on ne voudrait pas qu’on nous en fasse. Nous n’avons pas d’intérêt à être dans le jugement. Nous voulons apporter une sincérité et une générosité dans le partage d’expérience.

L’ouvrage de François DE SINGLY explore la dimension conjugale en s’appuyant exclusivement sur la parole féminine. Pour autant, ce sont trois femmes et trois hommes qui sont au plateau dans votre adaptation. Pourquoi ce choix de mixité ?

Théo : Ce choix relève d’une volonté de recherche. Si François DE SINGLY interviewe exclusivement des femmes, c’est parce que les trois quarts des séparations sont demandées par des femmes et il s’est interrogé sur cela. Il m’a aussi dit qu’il avait tenté d’interroger des hommes, mais le fait de se livrer est nettement différent en fonction des sexes. En général, en sociologie, il est plus difficile d’avoir des témoignages d’hommes. Je trouvais intéressant d’amener ces textes-là dans la bouche des hommes pour voir ce qui se produisait dans la liberté de leur parole à eux. C’est aussi, pour les spectateur·rice·s, un moyen de faire des projections sur les corps.

Vos thématiques s’articulent autour de la rupture, de la séparation, du divorce. Des sujets relativement lourds et sensibles dans nos sociétés contemporaines. Pour autant le spectacle ne laisse pas transparaître autant de gravité. Quels mécanismes mettez-vous en œuvre pour aborder ces thèmes avec légèreté et détachement et parfois même avec beaucoup d’humour ?

Théo : Dans cette matière, j’ai voulu explorer la dimension de réflexivité. Lorsqu’on raconte des faits passés, c’est souvent dans une forme d’auto-analyse. Ici, ces histoires sont détachées de l’émotif et de l’intimité factuelle puisqu’elles appartiennent au passé. D’autant que la plupart des entretiens ne parlent pas d’amour et de sentiments. Au contraire, on fait face à l’absurde et on reçoit ces récits en les liant avec notre vécu personnel. Cette opération participe d’une décontextualisation de l’émotion. Dès lors, il y a décalage et l’humour s’installe dans l’identification. C’est très désarmant, pour notre génération qui a pour ambition de réinventer l’amour. Elle se donne l’impression d’avoir inventé l’eau chaude, mais finalement nous n’avons ni inventé les relations ni les ruptures.

Quels sont pour vous les enjeux d’une représentation au Festival Nanterre sur Scène ? En sachant que le public est principalement étudiant et jeune, comment imaginez-vous la réception du spectacle ?

Clément : En tant qu’acteur j’ai hâte de savoir comment cela va être reçu. L’ambition n’est pas d’en faire une forme spectaculaire. Il n’y a pas de construction dramatique linéaire et de recherche intentionnelle. Je crois que le spectacle reste exigeant, ouvert et accessible. Les outils, signes et codes que nous utilisons sont très concrets et devraient être appréhendables par tous et toutes. On veut laisser une libre interprétation aux spectateur·rice·s, de tous âges d’ailleurs, sans avoir la prétention de faire quelque chose de nécessaire.

Nedjma : Ces récits d’entretiens parlent d’une époque qui est à la fois la nôtre et à la fois pas la nôtre. Cela se situe à la lisière. Nous sommes héritier·es de ces histoires générationnelles. Il peut y avoir des similitudes évidentes avec nos anecdotes personnelles et des choses qui s’en éloignent, de manière délicate ou subtile. Je trouve que cela questionne bien notre place de nous, jeunes entre 20 et 30 ans, de la vision de nos relations et de ce dont nous avons hérité malgré nous.

Quelles sont les ambitions futures du spectacle Ruptures ? Et du Collectif Bonzaï ?

Théo : Les ambitions pour le projet c’est déjà de l’ouvrir à des regards, d’avoir une perception autre et des retours. La joie ça serait de pouvoir le faire vivre un peu plus et de continuer le geste initié, pour poursuivre la recherche dans un rapport avec les spectateur·rice·s. Le collectif et moi-même aimerions garder un lien avec le théâtre documentaire ou théâtre documenté. À l’avenir, j’aimerais aussi travailler sur la pièce UFO d’Ivan VIRIPAEV qui explore une base d’entretiens de personnes ayant eu un contact avec des Ovnis.

Propos recueillis par Charles RICHARD, étudiant en Master MCEI (Médiation Culturelle et Interculturelle)

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