La Campagne

De Martin Crimp
par la Compagnie Les Migrants de Satin
L'ESCA, École Supérieur des Comédiens par l'Alternance

Date : Mercredi 24 novembre 2021
Horaires : 18h - 19h45
Lieu : Espace Pierre Reverdy
Durée : 1h45
Discipline : Théâtre

La Campagne

Compagnie Les Migrants de Satin

Mise en scène : Thomas Ribière
Scénographie : Sarah Henochsberg
Avec : Félix Petit, Delphine Gilquin, et Kim Vershueren
Régie Antoine Chapel

La Campagne est un huis-clos passionnant et complexe. L’écriture est particulièrement précise. L’auteur utilise une forme théâtrale aiguisée ; elle tend vers le pervers et le cru tout en terrifiant le lecteur de façon à la fois poétique et réaliste. Il est important de souligner son ambiance nébuleuse, anxieuse et fleurissante. Quant à la résolution des énigmes, il n’y en aucune de la part de l’auteur mais nous remarquons sa portée comique, cruelle et acerbe, finalement si british !

L’œuvre de Martin Crimp est remplie de non- dits que le spectateur tente de comprendre tout au long de la pièce.

Le travail de Crimp consiste sans cesse à repousser les limites de la langue. Elle n’est pas uniquement un moyen de communication mais un voile empêchant la vérité de (re)faire surface.

La Campagne est une pièce fleurie de sous- texte, un courant novateur basé sur la communication et l’activité cachées. Crimp et son œuvre peuvent être définis par cette phrase : L’homme est devenu prisonnier de son discours. Une réplique phare du personnage de Rebecca résume le concept de cette œuvre : “Plus vous parlez, moins vous en dites”.

L’auteur est fasciné par la disjonction dans les couples mariés et par la façon dont l’intimité dans le mariage se transforme en une peur de l’inconnu. Il considère que c’est une occasion de trahison et un lieu de jeux de pouvoir. Parfois, l’écriture saccadée, mécanique et d’apparence superficielle traduit un manque d’affection et de passion dans le couple.

J’ai pu, également, observer la structure de cette pièce, en cinq actes, tel un écho ironique d’une tragédie classique. Les théories de Bourdieu sont précieuses sur le rapport du langage et du pouvoir symbolique. Elles nous permettent de déchiffrer les significations tordues et les illusions dans La Campagne. Je cite : “chaque mot est exploité en tant que moyen de pouvoir et pour s’humilier les uns les autres. Dans la pièce, les personnages utilisent certains mots courants de manière stratégique pour acquérir du pouvoir”.

Foucault, autre grand penseur, soutient qu’il est trompeur de ne considérer le pouvoir qu’en fonction de l'aspect oppressif de la possession. Au lieu de cela, ce philosophe aguerri affirme qu’il n’est pas acquis ou saisi mais plutôt exercé à travers des relations mobiles dans lesquelles ces 3 individus contrecarrent la domination complète. Je cite : “le pouvoir est renouvelé, modifié et contesté par tous les protagonistes. Il ne doit pas être considéré comme un phénomène de domination car il circule entre eux sous la forme d’une chaîne”.

Foucault suggère donc que tous les individus participent à cette circulation à la fois comme oppresseurs et opprimés. Le pouvoir circule.
 La Campagne peut être envisagée comme une enquête car elle est constituée de tous les éléments caractéristiques du thriller. Cependant, l’intégralité de la pièce ne livre ni une explication technique de ce qui s’est passé ni une fin mettant un terme à nos incertitudes. Cette relation triangulaire s’articule autour du jeu pour enfant ciseaux-papier-pierre, circulaire et stratégique, dans lequel il n’y a pas de gagnant.

Comme le suggère l’auteur à plusieurs reprises, nous devons absorber cette histoire d’une façon métaphorique et philosophique. Ce sera l’objet de mon travail.

Photos

Fiche de salle

La pièce

Richard, Corinne et leurs deux enfants décident d’échapper à la ville pour trouver une légèreté de vivre et la rusticité propre à la ruralité. C’est dans ce cadre idyllique que les personnages vont devoir faire face au vertige du non-dit.

Trouvée inconsciente sur le bord d’une route, une jeune femme, Rebecca, s’immisce dans le foyer et laisse entrer le doute avec elle. Comme une menace qui se réveille, sa présence promet de rouvrir les plaies. Les incohérences de Richard vont laisser le soupçon s’installer chez Corinne. Dès lors, le public devient le témoin privilégié du gouffre aux contours incertains qui s’installe entre les époux.

Inquiétant vaudeville aux allures de thriller, l’atmosphère balance entre chaleur authentique de la nature et froideur clinique du mensonge. Dans un huis-clos à l’humour acide, des personnages à la perversité sans limite nous invitent à un jeu de piste dangereux. Finit-on toujours par être rattrapé par le passé ? Sommes-nous condamnés au mensonge ? La cruauté et la violence des rapports humains vont alors se dévoiler dans l’intimité de la demeure provinciale.

Ici, une certitude : plus on en dit, moins on en sait.

La compagnie

Créée en 2017, la compagnie Les Migrants de Satin naît aux Cours Florent sous l’impulsion de Thomas Ribière. La Campagne est sa troisième création en tant que metteur en scène. Durant leurs années d’études, une complicité scénique se noue entre les futur·e·s membres de la compagnie. Espace d’expression pour chacun·e, la compagnie est une façon d’explorer une grande diversité de registres.

Fiche réalisée par Mathis Leroux et Margot Scala, étudiant·e·s en Master 1 MCEI.

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Entretien

Nous avons rencontré Thomas Ribière, le metteur en scène de La Campagne, sa troisième création, dans un café à Père Lachaise. On a parlé de famille dysfonctionnelle, de jeux de pouvoir et de thriller…

La Campagne est un huis-clos qui aborde les conflits au sein d’une famille. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’histoire et les personnages ?

Thomas Ribière : Au départ, nous avons peu d’informations sur les personnages. C’est un couple, Richard et Corinne, ils ont deux enfants. Richard est médecin. Ils quittent la ville pour aller s’installer à la campagne. On comprend assez vite qu’ils essaient de fuir leurs problèmes de la ville en pensant que la campagne va les résoudre, les effacer. Ils pensent que c’est la solution. Ce couple est assez étrange : il a une relation complexe. Corinne lui demande souvent : « Embrasse-moi » et Richard lui répond : « Je t’ai déjà embrassée ». Quelque chose s’est enrayé. C’est froid, distant, moins passionnel. Est-ce que ça l’a déjà été ? On sait aussi très peu de choses sur leur vie en ville. Richard est un ancien héroïnomane, Corinne a voulu le sauver, c’est une des raisons qui les a poussés à partir. C’est à nous en tant que metteur en scène et comédiens d’interpréter leur relation. Peut-être est-elle plus simple qu’on ne l’imagine ?

Puis, dès le début de la pièce il y a cette femme qui semble dormir au centre du plateau…

T. R. : Oui, c’est Rebecca, cette jeune femme trouvée inerte sur le bord d’une route par Richard, qui va peu à peu se réveiller et relever ses secrets.

Comment avez-vous découvert Martin Crimp ? Pourquoi adapter La Campagne ?

T. R. : Je cherchais des scènes pour les concours nationaux, dont l’ESCA [École Supérieure des Comédiens en Alternance, ndlr] où j’étudie actuellement. Je m’étais rappelé de la scène quatre entre Richard et Rebecca : c’est dans cette scène qu’on découvre la teneur et l’étrangeté de leur relation. Le spectateur va peut-être enfin découvrir pourquoi cette femme est arrivée dans le foyer. Après avoir lu la pièce, j’ai trouvé intéressante la densité de l’écriture. J’avais envie de monter une pièce contemporaine. Elle est clinique et précise. Je ne l’ai finalement pas passée pour les concours, j’ai souhaité la monter.

Quel regard portez-vous sur le texte ?

T. R. : Avec ma compagnie, nous aimons tous les thrillers, la dimension du suspens, de l’enquête, je l’ai retrouvée dans cette pièce. Nous avons eu l’occasion de la monter durant une résidence à Malaucène, à côté d’Avignon. La première fois, nous l’avons montée en dix jours. Je vois des personnages qui veulent sans cesse avoir le pouvoir sur les autres. Rien n’est manichéen, c’est ce que j’aime chez les auteurs anglais. Voir les comédiens en jeu a répondu aux questions que je me posais sur la pièce.

A priori, La Campagne est un texte qui donne peu de libertés : des dialogues très denses, beaucoup de didascalies, des intentions de jeu très précises… Comment avez-vous réussi à vous approprier le texte au plateau ?

T. R. : En effet, le texte donne peu de libertés. Il y a ces slashs dans le texte, qui suggèrent, et même qui obligent, les acteurs à se couper, donnant le rythme. En même temps, dans ce cadre très fermé, on a un grand espace de créativité. On sent le rythme très rapide que l’auteur veut imposer. À l'intérieur de ce rythme se cache toute la tension. Au théâtre, on se doit de passer par des procédés subtils. Nous ne sommes pas au cinéma, il n’y a pas de gros plans. En tant que metteur en scène, mon travail est d’accentuer le regard sur un élément, puis un autre. Cela permet de créer des effets de surprise pour revenir sur qui ment, qui dit la vérité. J’aime me dire qu’ils ont tous leur part de responsabilité, leur endroit de secrets : c’est ce que je veux montrer au plateau.

De quelle manière vous et vos comédiens travaillez-vous ? Quelles sont vos étapes de travail lorsque l’on adapte ce texte ?

T. R. : Nous commençons par une lecture active du texte. C’est-à-dire que nous faisons une lecture à la table, mais pas la tête dans le livre. Les comédiens sont texte en main, ils peuvent déjà commencer à faire des propositions de jeu, sans se poser trop de questions comme les entrées et les sorties. C’est une grande liberté : on lit et, en même temps on essaie, on a le droit de se tromper, de recommencer. On se rend compte du rendu à l’oreille et au visuel. Nous explorons les connexions possibles entre les acteurs. Mon travail de metteur en scène, c’est de leur dire qu’il faut comprendre ces gens-là, ne pas avoir d’a prioris sur les personnages, que ce n’est pas didactique. C’est à partir de toute cette matière qu’on a commencé à monter la pièce en résidence à Malaucène. On a confronté la langue sur le plateau, puis on a vu ce que la mise en scène amenait, puis on a travaillé sur les regards et, enfin, fait des focus sur les personnages.

Vous avez donc joué la pièce en sortie de résidence ?

T. R. : Nous avions deux représentations en sortie. La première dans une mairie, dans une salle un peu singulière que nous avons totalement modifiée pour créer un quadrifrontal. Pour la deuxième, nous avons créé un trifrontal. Le rapport à l’intime est important dans la pièce. Il faut que les spectateurs soient proches et fassent même partie du salon de Richard et Corinne. Pour Nanterre sur Scène, j’ai souhaité jouer en salle Reverdy pour recréer cette proximité avec le public grâce à un bifrontal.

La pièce plonge ainsi le spectateur dans l’intimité d’un couple, avec des allures de roman policier. Le public en est-il l’enquêteur, le psychanalyste ? Ou un simple voyeur ?

T. R. : Mon objectif est qu’il soit autant le voyeur, l’enquêteur que le psychanalyste. Au centre de cette enquête, il y a Rebecca, inerte, au milieu du plateau pendant la première moitié de la pièce. Que lui est-il réellement arrivé ? Ensuite, je veux qu’il soit psychanalyste. Le spectateur essaie de dénouer les liens complexes qu’entretiennent les personnages. Nous avons tous un instinct qui nous pousse à comprendre leur psychologie. Cela passe par leur communication verbale et non-verbale. Nous essayons de comprendre d’où viennent les déséquilibres. En revanche, à l’instar d'un thriller, la pièce ne donne pas de réponse claire, nette et précise à la fin. C’est à nous de l’interpréter.

La pièce repose sur les dialogues. Pourtant, les relations des personnages sont gangrenées par les non-dits et le doute. Comment rendez-vous compte de cette contradiction ?

T. R. : Le sous-texte est encore plus présent que le texte. C’est puissant qu’on prononce une phrase et qu’il se cache bien plus derrière. Une fois qu’on a compris les enjeux du texte, on joue l’influence du sous-texte. Les personnages ont des objectifs concrets.

Mettons-nous la place de Corinne : son mari revient avec une fille inerte dans les bras, elle doute de ses intentions. Comment jouer le mensonge ? Qu’est-ce je fais une fois qu’il a été découvert par ma femme ou Rebecca ? Est-ce qu’on se met en colère ? Est-ce qu’on continue de s’enfoncer ? Toutes ces interrogations à propos du texte et de ce qu’il cache, on les travaille au plateau. À l’instinct d’abord, puis par la compréhension de la pièce en général pour se poser les bonnes questions. C’est comme un jeu, ce travail-là peut être ludique et drôle.

Crimp est un auteur qui met en lumière des questions de pouvoir entre les personnages. Comment nourrissent-elles votre regard sur la pièce ?

T. R. : Il s'intéresse à la psychologie humaine, cela transparaît dans sa vision du théâtre. Il essaye de comprendre et retranscrire la complexité des rapports humains. C'est à partir de ce constat que j’ai lié cette approche aux travaux de Michel Foucault et de Pierre Bourdieu, notamment sur le pouvoir et les schémas sociaux qui régissent ces comportements. Martin Crimp le montre au travers du pouvoir de la langue, ce qu’elle dit frontalement et ce qu’elle insinue de plus profond et intime. Les personnages répondent aussi à des grands schémas qui les dépassent, comme la famille. La pièce questionne ce qu’on est prêt à faire pour la préserver. Crimp interroge ces schémas à l’aide de son écriture subtilement perverse. C’est glacial, et paradoxalement la poésie de son écriture vient adoucir la pièce.

La scénographie joue sur l’ambivalence entre l'authenticité de la campagne et la froideur des rapports humains. Comment cela s’incarne-t-il au plateau avec le travail de Sarah Henoschberg, la scénographe ?

T. R. : Richard et Corinne viennent d’emménager. Ils ne sont pas encore vraiment chez eux. Ils n’ont aucun repère. Quand on emménage, on cherche à construire notre chez-nous, notre sécurité, notre cocon familial. Je souhaite montrer les sous-entendus de l’emménagement et quelle esthétique elle invoque au plateau. Il y a des bâches, de la poussière, une ambiance de travaux avec des protections en plastique sur les meubles. L’ambiance générale joue sur l’ambivalence entre l’esthétique champêtre, colorée et chaleureuse, et la froideur clinique des rapports humains, notamment liée au fait que Richard est médecin. Il y a un éclairage blanc, hospitalier, mêlé à des couleurs chaudes. Ces couleurs symbolisent l'ambiguïté de l’intrigue, entre tentative de démarrer une nouvelle vie et problèmes d'antan qui rattrapent le couple.

La pièce parle de l’intimité d’un foyer. On passe souvent par l’intime pour raconter le politique. Voyez-vous des résonances avec notre société et notre manière d’aborder les relations dans La Campagne ?

T. R. : La pièce aborde des sujets très actuels. Il y a la famille, mais surtout le couple et les relations homme-femme en son sein. Notamment comment on se comporte quand on ne ressent plus d’amour. La pièce parle de la trahison, de la tromperie de l’autre et de soi-même. Il y a deux figures de femmes qui s’opposent : Corinne, qui dévoue sa vie à sa famille et à l’éducation de ses enfants, et Rebecca, étudiante, libérée en apparence. Leurs deux schémas luttent : elles ne parviennent pas à se comprendre. Richard est un peu au milieu. Il est aussi l’incarnation de stéréotypes misogynes. En effet, il entretient une vision rétrograde des femmes. Il a une certaine idée de ce que devrait être Corinne : jeune et jolie. Dans la scène 5, il veut offrir à Corinne de hauts talons pour la reconquérir mais surtout pour maintenir une vision conservatrice de ce qu'il pense être l’essence féminine. Ce n’est pas dit clairement mais, dans sa position de médecin voulant aider Rebecca à sortir de la drogue, il l’a certainement agressée sexuellement. Ces questions traversent la pièce par la violence de la parole.

Propos recueillis par Mathis Leroux et Margot Scala, étudiant·e·s en Master 1 MCEI.

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