Les Aveugles
par la Compagnie Populo
École Du Jeu - Delphine Eliet
Date : Jeudi 25 novembre 2021
Horaires : 20h - 21h
Lieu : Théâtre Bernard-Marie Koltès
Durée : 1h
Discipline : Théâtre / Marionnettes
Compagnie Populo
Mise en scène : Clara Koskas
Avec : Suzanne Ballier, Grégoire Chatain, Paul de Moussac, Léo Hernandez, Pénélope Martin, Angélique Nigris, Diane Rumani, et Randa Tani
Régie : Luck Parize
Musiciens : Romain Firroloni et Mickael Bourse
Maquillage : Sarah Dellacase et Océanne Gagnot
Scénographie : Théo Bertolotti
Costumes : Emmanuelle Bertolotti et Chloé Bussat
Création lumière : Titiane Barthel
Les Aveugles de Maurice Maeterlinck, adaptation et mise en scène de Clara Koskas
« Le silence s’explique par lui-même », nous livre Maurice Maeterlinck.
En choisissant une pièce comme Les Aveugles, la Compagnie Populo cherche à inviter le spectateur dans un endroit inattendu et inconnu de lui-même.
Nous avons l’habitude de notre propre silence mais le silence de plusieurs nous interroge et nous plonge dans un extra-ordinaire qui nous éloigne de notre quotidienneté accablante.
Grâce à une forme originale mêlant marionnettes et danse butô, la compagnie s’approprie le texte de Maeterlinck et interroge sur la porosité entre la vie et la mort :
Qui est le plus vivant ? Ces aveugles, pantins de chair régis par le joug de la Fatalité, qui attendent comme des demi-morts leur destin inéluctable ? Ou bien ces marionnettes qui ne prennent vie que lorsqu’on les manipule ?
Pour le public, une pièce symboliste peut paraître lointaine par sa poésie et ses métaphores. C’est cet a priori que je cherche à combattre ; je veux donner l'opportunité au spectateur de ressentir le vrai propos que révèle l'auteur, qui concerne chacun de nous.
« Une pièce de théâtre c'est quelqu'un. C'est une voix qui parle, c'est un esprit qui éclaire, c'est une conscience qui avertit. » (V. Hugo)
C’est le récit macabre et effrayant de l’Homme face à la Mort.
La mort a toujours fasciné les cultures de toutes les époques. C’est une puissance indétrônable que nous rencontrerons tous. Elle nous ramène à notre tragique condition humaine.
L’histoire mystique de cette horde d’aveugles pourrait même être une fable dont la morale lugubre serait prononcée par la Nature, la Mort, Dieu, ou quelque autre puissance qui nous dépasse. Elle nous confierait ce constat ultime : « Pauvres générations humaines, je ne vois en vous qu’un néant. »
Photos
Fiche de salle
La pièce
Perdus, les aveugles attendent le retour du prêtre. Dans la froideur de la nuit, leurs lamentations lacèrent un profond silence. Immobiles parmi les restes d’une forêt défraîchie, seuls leurs visages reflètent la pâleur de la lune. Alarmés et sans racines, ils errent désespérément dans l’attente d’une réponse. Le prêtre disparu était leur guide, le destin de ces huit êtres égarés atteint un point de non retour.
Dans Les Aveugles, la place de l’Homme face à l’univers est un sujet majeur, invitant à la réflexion. Les personnages se meuvent dans un espace-temps proche du butō, danse de l’obscur qui traduit les mouvements de l’âme. Aptes à ne voir que leur fatalité, ils sont plongés dans une impasse. Miroir de notre existence, le symbole de la cécité nous conduit à réfléchir sur nos propres formes d'enfermement. Le public sombre dans l’univers glaçant de Maeterlinck, où le silence reste inéluctablement le maître-mot. Sans aucun but, à quoi bon vivre ?
La compagnie
La compagnie Populo réunit des anciens élèves de l'École du Jeu à Paris. Les Aveugles est ainsi leur premier projet. L'équipe choisit d'apporter à un théâtre qui peut paraître élitiste par ses métaphores en l'universalisant pour toucher un plus large public. En donnant vie à la pièce symboliste de Maeterlinck, la troupe transmet la réflexion de l’auteur sur notre propre condition humaine.
Fiche réalisée par Emma Denarcy et Karel Sauvage, étudiant·e·s en Master 1 MCEI.
Entretien
C’est dans leur lieu de résidence, au 1OO ESC dans le 12e arrondissement, que nous retrouvons trois membres de la compagnie Populo afin de discuter autour de leur pièce, Les Aveugles. La metteuse en scène Clara Koskas est accompagnée de Diane Rumani et Léo Hernandez, tous deux comédiens dans la pièce. Ils abordent notamment la tragédie humaine au sein de l'œuvre et son rapport au théâtre symboliste.
Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus sur ce groupe d’aveugles, qui sont les personnages de cette pièce ?
Clara Koskas : Ils vivent cloîtrés dans un hospice de forêt, sur une île perdue au beau milieu de la mer, on ne sait pas depuis combien de temps. C’est un peu comme s’il s’agissait d’une horde avec plusieurs archétypes. Ils n’ont pas de noms et sont seulement surnommés le premier aveugle, le deuxième aveugle, l’aveugle folle, l’aveugle sourd… Maeterlinck est issu du théâtre symboliste, il a choisi de ne pas nommer ces personnages afin de faire valoir le symbole de ce qu’ils incarnent vraiment. La didascalie mentionne souvent que ce sont des vieillards, mais nous avons choisi de montrer que tout le monde peut être abîmé à n’importe quel âge. Nous nous sommes beaucoup inspirés de Samuel Beckett et son rapport au théâtre de l’absurde. Sur le plateau, nous essayons de retranscrire les plaies profondes des personnages, qu’ils soient jeunes ou vieux.
Comment avez-vous répété la pièce ?
C. K. : Tout a commencé pendant le confinement. J’ai envoyé le texte aux comédiens et ils l’ont appris durant les deux mois d’été, puis l’on s’est retrouvés à la rentrée. Nous avons commencé par un travail de lecture approfondie, puis nous avons découpé le texte en parties. Nous avions fait tout un travail en amont sur l’usage de références, dont le symbolisme et mes propres références sur le butô et la marionnette. Ce fut fastidieux d’intégrer les comédiens dans mon univers. Nous avons réussi à faire ce travail de fond à travers des citations, des documentaires, des interviews et la pratique du butô [danse traditionnelle japonaise dans laquelle le corps opère les mouvements lents de l’âme, ndlr] et de la marionnette. On se sert beaucoup de nos outils de l’école du Jeu, qui sont la TCIC, la Technique de Confirmation Intuitive et Corporelle, qui a été créée et définie par notre directrice, Delphine Eliet. Ces outils sont particulièrement utiles pour entrer dans le jeu.
Quelles étaient vos motivations pour adapter Maeterlinck, un dramaturge symboliste, en 2021 ?
C. K. : Cette pièce est semblable à une fable, elle est universelle et intemporelle. J’aurais pu l’adapter en 2022, comme en 2050, comme en 2003. J’avais déjà monté Intérieur, une des premières pièces de Maeterlinck quand j’avais dix-huit ans, et en retombant dessus, je me suis dit : « C’est fou, moi qui ai toujours voulu monter Beckett, je dois passer par Maeterlinck, qui est en fait son précurseur. » Tous les thèmes abordés chez Beckett, Maeterlinck les avait déjà travaillés, notamment la question du silence et de l’être abîmé. Il y a chez lui une forme de poésie, différente de celle de Beckett, qui m’intéresse car elle est très dure à exploiter, et surtout à faire entendre. Je m’inspire aussi beaucoup de Claude Régy, qui stipule qu’on ne vient pas au théâtre pour passer un « bon moment ». Organiquement, il doit se passer quelque chose pour le spectateur, même si c’est désagréable. Nous cherchons à bouger quelque chose, presque inconsciemment. Les gens ne vont pas sortir en se disant « j’ai eu une révélation », mais peut-être que plus tard, ils y repenseront.
La pièce reprend certains codes du théâtre grec antique et met en avant une certaine fatalité. De ce fait, est-elle une tragédie ?
Diane Rumani : C’est une tragédie humaine. Nous allons tous mourir. Dans la société actuelle, tout est fait pour que la mort soit occultée. Quoi qu’il advienne, nous serons tous confrontés à la mort de nos proches. De ce fait, il est très sain d’en parler. Certains sujets sont redoutables, mais si on les aborde, on peut tenter de transformer les choses, devenir « autre », ce que je trouve très beau. C’est tragique dans le sens où ils vont mourir, c’est inéluctable, mais la tragédie humaine se trouve aussi dans le fait que l’homme est minuscule et a très peu d’emprise peu d’emprise sur son destin. Dans la pièce, les aveugles attendent depuis des heures, ils ont froid, ils ont faim, ils ont mal dans leur chair et dans leur être, ils passent leur temps à se disputer. C’est ça la tragédie humaine. Les hommes sont petits et méchants entre eux. Être simplement content au quotidien demande tellement d’efforts...
Vous expliquez que vous aimeriez amener le théâtre de Maeterlinck à un public moins élitiste. Qu’entendez-vous par là ?
C. K. : Par élitiste, j’entends « Je connais déjà tout, j’y vais en connaissance ». Selon moi, si un chef d’œuvre est bien amené, il peut précisément faire bouger le public. Justement, cette pièce n’est pas facile d’accès car elle est très métaphorique. Elle peut plaire à un public qui côtoie déjà la poésie, la littérature, qui aime les silences...Mais nous cherchons à toucher tout le monde. C’est comme si Maeterlinck prenait un miroir et le retournait pour que le public puisse rentrer dans son intériorité. Il faut chercher la vérité, l’authenticité du jeu, ce qui met en valeur le texte. Il s’agit de bien porter l’œuvre pour que le propos réel du dramaturge prenne vie et puisse atteindre tout le monde, même celui qui n’est jamais allé au théâtre. C’est mon plus grand rêve et je pense que c’est le défi de toute une vie.
Les textes chantés dans la pièce sont issus des Euménides et des Choéphores d’Eschyle. Comment avez-vous fait le choix de cet ajout et comment les avez-vous traduits en chants polyphoniques ?
C. K. : Je me sers de la tragédie grecque comme point de départ, j’ai alors tout relu pour chercher une pièce unique. De fait, je ne l’ai pas trouvée donc j’ai cherché des phrases, dans les chœurs déjà écrits, qui pouvaient avoir un sens avec Les Aveugles. J’en ai trouvé beaucoup. Il y a des phrases d’Eschyle, d’Euripide, de Sophocle. J’ai ensuite mis les phrases dans l’ordre afin que cela ait un sens. Des personnes de notre entourage qui parlent respectivement russe, italien et grec les ont traduites.
D. R. : J’ai retranscrit ces chants sous forme de partitions. Ce travail de modification rythmique était plutôt simple. J'ai ensuite enregistré chaque voix et envoyé le projet individuellement aux acteurs pour qu’ils apprennent leur voix. Ils sont entrés dans ce travail de façon sérieuse, nous progressons encore et c’est très beau de voir la manière dont le projet s’approfondit. Comme le spécifie Claude Régy, la musique et le théâtre partent du même endroit, ils sont tous deux un mouvement intérieur d’expression. De ce fait, les chants dans la pièce ne sont pas gratuits, ils amènent l’expression d’un tournant, d’événements intérieurs tellement immenses qu’ils occasionnent un chant.
La mise en scène a une esthétique assez forte, est-ce que vous pouvez nous en dire plus ? Adaptez-vous la mise en scène en fonction des endroits où vous jouez ?
C. K. : Plus tard, pour créer véritablement ce huis-clos, j’aimerais essayer de jouer la pièce en bi-frontal, tri-frontal, voire quadri-frontal. Cela marche très bien en jeu simplement frontal, mais cela m’intéresserait que le public soit encore plus immergé parmi les acteurs. Titiane Barthel, créatrice lumière professionnelle, considère que Les Aveugles est une pièce obligatoire quand on devient créateur lumière car c’est comme une pièce infaisable qui ouvre à la fois un champ des possibles incroyable. Titiane cherche à représenter une ambiance morbide, des éclats de lune qui passent, avec une idée de crescendo où la fatalité s’abat de plus en plus sur les personnages. Maeterlinck insistait sur la nature et la manière dont elle peut donner les signes d’une mort imminente : les feuilles mortes, les souches, le vent, les oiseaux nocturnes. La nature sait avant les personnages qu’il se trame quelque chose.
Pourquoi avoir ajouté la pratique du butô, danse traditionnelle japonaise, au sein de votre travail ?
C. K. : Je suis tombée amoureuse de cette danse en la pratiquant. Cette distorsion du temps m’a bouleversée. J’ai rapidement vu son évidence avec la pièce. Bien sûr, le public ne se rend pratiquement pas compte que nous la dansons sur scène. Le butô invoque une méditation et se nomme « danse de l’obscur » dans sa langue d’origine. Elle est un état de corps que l’on cherche à garder. Cette danse est arrivée après Hiroshima et Nagasaki, mais tout l’art ancestral japonais se ressent. Les Japonais gardent un rapport sacré aux rites ancestraux que nous perdons de plus en plus en Occident. Je mêle des traditions grecques, japonaises, je cherche l’universalité dans sa totalité. Peter Brook explique à ce propos qu'en « cherchant l’universalité, on cherche la profondeur humaine totale ». Le butô questionne beaucoup la place de l’homme et sa petitesse dans ce monde. Dans cette danse, il est question d’être bougé par quelque chose. L’acteur s’efface pour laisser place à quelque chose de « sur-marionnétique » en étant bougé par la fatalité.
Grâce à l’utilisation des marionnettes pour évoquer le prêtre et le nourrisson de l’Aveugle folle, comment avez-vous effacé la frontière entre ce qui est vivant de ce qui ne l’est pas ?
Léo Hernandez : Les costumes et le maquillage sont déjà très intemporels, les comédiens sont tous à peu près pareils visuellement. Comme nous sommes très immobiles, il faut assumer des temps de fixité corporelle immenses, ce qui crée déjà un trouble. Je joue le rôle de l’aveugle sourd, et je suis sûrement le personnage le plus immobile de la pièce, sans compter le prêtre, qui lui est véritablement une marionnette ! (Rires). Il n’y a pas de bonne réponse à cette question, seulement une recherche intérieure dans la manière dont l’acteur se fait croire qu’il est une marionnette. Si je parviens à me convaincre que je suis une marionnette, les autres seront convaincus aussi.
Finalement, la pièce délivre-t-elle un message d’espoir en l’humanité ?
C. K. : J’aime l’espoir. Je crois en l’humain même s’il est la bête la plus cruelle. Personnellement, ce qui m’attire au théâtre, c’est quand l’humain est petit et remis à sa place. J’aime sentir l’homme petit face à la nature, surtout face à la mort. Il est nécessaire pour moi de parler de la mort au théâtre et dans la vie. La fin de la pièce reste ouverte et Maeterlinck finit sur un silence. Personne ne sait si les personnages vont mourir. Le public a la liberté de décider parce qu’il n’y a rien de plus beau au théâtre que de laisser les avis diverger. Beaucoup de gens en sortant de la représentation nous ont dit : « C’est merveilleux, les aveugles sont sauvés ! » Et pourquoi pas, après tout ? Si le public arrive à trouver de l’espoir dans cette pièce, tant mieux, cela signifie qu’il a besoin de voir ça. C’est incroyable que cette fin puisse être aussi ouverte, à la fois noire ou blanche. La vision d’un certain espoir dans la pièce dépend du spectateur. La poésie que j’aime est celle des corps abîmés, et selon moi, l’espoir se trouve dans la poésie noire et sombre, elle me bouleverse.
L. H. : L’humain est représenté dans ce qu’il a de plus courant et de plus mauvais, notamment le fait qu’il soit lâche. Le spectateur ne voit pas forcément une touche d’espoir mais se rend compte qu’il est comme les personnages. Il est dans un sens sermonné et réalise qu’il est quotidiennement au plus bas de ses capacités. C’est là qu’il y a de l’espoir dans le fait de porter un projet comme celui-ci. Le spectateur a un retour sur lui-même, il se dit : « Non, je ne veux pas ce genre de vie, je peux faire mieux, la vie vaut plus que ça. » Nous essayons d’amener une réflexion au spectateur sans lui donner de leçon.
Propos recueillis par Emma Denarcy et Karel Sauvage, étudiant·e·s en Master 1 MCEI.