Pour le réconfort des jeunes filles

D'après Boccace
par la Compagnie Tous Croient Toujours
Université Paris-Nanterre

Date : Mardi 23 novembre 2021
Horaires : 18h - 19h20
Lieu : Espace Pierre Reverdy
Durée : 1h20
Discipline : Théâtre

Pour le réconfort des jeunes filles

Compagnie Tous Croient Toujours

Mise en scène : Louise de Bastier
Avec : Eloise Marcenac-Campodonico, Matteo Renouf, Edwina Zajdermann, Ulysse Dutilloy-Liégois, Rosa Pradinas, Sophie Dajean, Louna Billa, Geneviève Dang, et Sophie Osmond-Nauze
Dramaturge : Benjamin Renault
Création lumière / régie : Oriane Trably, assistée par Corentin Nagler

Depuis qu’elle est enfant, Lisabetta habite avec ses frères et sa nourrice dans les grandes tours qui surplombent les champs et en cachette, elle aime le jeune Lorenzo dans le secret de sa chambre. Un jour pourtant, Lorenzo disparaît.

Adaptée d’un conte du Décaméron de Boccace, Pour le réconfort des jeunes filles cherche à réinterroger ce genre littéraire et les représentations sociales qu’il véhicule, notamment autour de la figure de l’amoureuse. Loin de la jeune fille éplorée, Lisabetta est une guerrière et une magicienne et son histoire met en valeur une puissance du sentiment, puissance qui lui donne la force de faire face au merveilleux comme à l’horreur, de donner la vie comme la mort.

Sur le plateau, le corps et plus spécifiquement le corps dansé, devient alors l'un des moyens d’expression et de figuration du sentiment mais aussi du silence. Il vient suggérer la parole et témoigne tant d’un fort désir d’expression que de son impossibilité. À ce corps répond une parole sous forme de chants, poétiques et bucoliques, qui essayent de mettre en mots la puissance et la violence de nos sentiments.

Pour le réconfort des jeunes filles dessine ainsi un monde étrange, à la fois familier et perturbant, parfois tragique, parfois comique, qui interroge de manière détournée les archétypes encore associés aux femmes de nos jours.

Longtemps au centre des contes, les femmes en ont été maintes fois les protagonistes, mais rarement les autrices. Tout simplement peut-être, Pour le réconfort des jeunes filles témoigne du désir d’à notre tour raconter des histoires.

Fiche de salle

La pièce

L’intimité du lit. Des chuchotements, des rires étouffés. Lisabetta et Lorenzo vivent l’amour fou, l’amour vrai, l’amour intense, celui qui dure, protégés par la douceur des draps, là-haut, dans leur haute tour. Tout n’est que bonheur et passion. Mais, autour, tapie dans l’ombre d’une inquiétante forêt, une présence menaçante et familière rôde. Dans une danse macabre, elle tourne autour des amants, s’en éloigne, s’en approche, et soudain tout s’effondre.

Lorenzo disparaît, Lorenzo meurt. Il meurt dans la forêt, dans l’obscurité, loin de Lisabetta. La violence s’empare d’elle, la possède et l’habite : peut-on vivre après un amour assassiné ?

Adaptée d’un conte du Décaméron de Boccace, Pour le réconfort des jeunes filles s’attache aux codes du genre dans un mélange subtil d’horreur et de merveilleux. L’onirisme y est inquiétant, la douceur violente, la légèreté pesante. Les corps des amants et de leurs confidents se meuvent dans des tableaux peuplés d’objets symboliques, qui nous invitent dans un monde à la fois étrange et familier.

Le conte se réécrit pour déconstruire l’archétype du personnage féminin. Loin d’être une simple protagoniste dans une perspective masculine, la femme reprend le contrôle de son récit et s’émancipe. Le sentiment amoureux y devient un outil d’autonomie et de force au féminin.

La compagnie

Louise de Bastier et Matteo Renouf portent le projet de la Compagnie Tous Croient Toujours depuis 2019. Ils allient leur goût pour l’écriture, la mise en scène et le jeu dans une direction artistique originale. Pour le réconfort des jeunes filles est le second projet porté par la compagnie, joué sur scène pour la première fois en mars 2021. Dans un véritable travail de réécriture du Décaméron de Boccace, conte publié au XIVe siècle, elle propose une interprétation contemporaine et engagée, questionnant les valeurs morales transmises par le conte dans la société.

Fiche réalisée par Fanny Brière et Sarah Grosso, étudiantes en Master 1 MCEI.

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Entretien

Par un mardi ensoleillé, nous avons rencontré autour d’un café, Louise de Bastier, autrice et metteuse en scène, et Matteo Renouf, collaborateur artistique et acteur, qui nous ont parlé de leur projet, Pour le réconfort des jeunes filles. En reprenant les mécanismes du conte, ils nous proposent de questionner nos manières d’aimer et la violence au féminin, tout en nous plongeant dans un univers onirique et inquiétant.

Pour le réconfort des jeunes filles est une pièce résultant d’une réécriture d’un conte de la Renaissance italienne par le Boccace. Pourquoi avoir choisi ce genre littéraire et pourquoi avoir voulu en préserver les mécanismes dans la pièce ?

Louise : Il y a eu deux points de départ à ce projet. J’ai tout d’abord été frappée par ce personnage féminin assez puissant pour couper cette tête. Pourtant, elle entrait en contraste avec la nouvelle du Boccace qui avait concentré l’histoire sur les trois frères. Ensuite, c’est la lecture de la conclusion du Décaméron qui m’a interpellée, avec cette formule « pour le réconfort des jeunes filles », qui a donné le titre du projet. C’est une manière brutale de dire les choses tout en donnant une idée très précise de ce qu’on pouvait attendre des femmes à cette époque. De tout cela, est venu le désir d’écrire la pièce.

Je me suis rendu compte à quel point les contes avaient une visée pédagogique, voire morale. Cela s’accompagne de fait d’une visée un peu oppressante, parce que les contes permettaient de garder les jeunes filles dans des cases, bien sages. Je ne voulais pas proposer une réécriture qui effacerait les mécanismes propres au conte. Au contraire, cette réécriture devait les accentuer encore plus. Je voulais qu’ils deviennent ceux du système dans lequel vit Lisabetta.

On distingue dans la pièce des problématiques sociales insérées en filigrane. Prenons l’exemple de Lisabetta, la petite reine : elle est tout de même capable de décapiter le cadavre de son amant. Quelle est votre interprétation de cet acte, de cette violence féminine, doit-on y voir un message sous-jacent ?

Louise : C’était quelque chose qui était déjà présent depuis le début, depuis le premier projet que j’ai créé : Les Femmes de notre famille, qui traitait d’une famille de trois femmes. J’ai l’impression qu’en tant que femme, autrice et metteuse en scène, j’avais besoin d’écrire en présentant des personnages de femmes qui m’interpellaient.

Pour Lisabetta, je voulais repenser l’archétype de la princesse, en montrant qu’il est possible d’être amoureuse et en même temps, capable de couper la tête de son amoureux. Le conte permet cet aller-retour entre le merveilleux et l’horreur, et de parler de la condition féminine dans la vraie vie. En tant que femme, on nous pousse à une intensité du sentiment, on grandit avec cette idée selon laquelle il faut être amoureuse à tout prix, que c’est là où se trouve le bonheur. En même temps, avec ces idées d’intensité et de bonheur, il y a une grande violence sous-jacente quand nous réalisons que nous n’avons qu'une seule alternative.

Matteo : Il s’agit aussi de voir que cette violence peut être justifiée, voire même nécessaire.

Comment cette part de violence permet alors de déterminer le rôle des autres femmes dans la pièce ?

Louise : La violence est interne à la société : il me tenait à cœur de montrer la violence dans le monde dans lequel on vit. Finalement, cette violence réside plus dans les personnages de la nourrice et des servantes, même si elle est moins explicite. Ces femmes sont comme le miroir inversé de la vie de Lisabetta, la petite reine, où tout se passe bien, où tout est écrit et fait pour elle qui est narratrice de sa propre histoire. À l’inverse, ces femmes souffrent physiquement et moralement d’une oppression certaine. Nous cherchons ce trouble entre des mondes sociaux qui viennent s’affronter et ces personnages permettent de créer ce lien. La pièce permet de voir comment le meurtre de Lorenzo influe sur ces femmes et leurs parcours.

De fait, nous pouvons également retrouver en sous-texte de l’histoire des oppositions entre groupes sociaux : cette figure de la reine, de l’ouvrier, mais aussi celles de servantes et de la nourrice. Quels enjeux ces rôles sociaux permettent-ils de soulever ?

Matteo : Oui, ce sont des figures qui sont parlantes : sans forcément mettre l’accent sur l’idée de lutte des classes, la différence de classe entre Lisabetta et Lorenzo est un lieu commun. Cela nous permet de rentrer dans le schéma du conte, sans qu’il soit nécessaire d’aller dans cette idée de lutte des classes.

Louise : C’était aussi une manière de raconter plusieurs façons d’être une femme dans cet univers. Je n’avais pas envie que Lisabetta soit le seul exemple : ce n’est pas vrai dans la vie. Je voulais montrer que, dans ce monde, il y a également des femmes qui sont faites pour l’amour et d’autres dont on considère que non. J’avais envie que ces deux pendants soient présents. C’est montrer que les deux peuvent exister et que la société peut autant amener à être amoureuse que contraindre le corps à ne jamais l’être. Nous nous sommes focalisés sur la figure de l’amoureuse, et, ce faisant, cela a aussi amené la réflexion à ces femmes qui n’ont pas le droit de l’être. C’est ici qu’existe la lutte des classes, c’est au sein de cette question de l’amoureuse : j’avais envie d’écrire un système, et c'est à mon sens l'endroit le plus politique de la pièce. Lisabetta reproduit un système qui existe dans l’univers du conte et qui existe également dans notre société. Un système qui oppresse les femmes de la même manière qu’elles sont oppressées dans cette pièce, que ce soit Lisabetta, la nourrice ou les servantes.

La pièce se clôt sur le refus de Lisabetta de retomber amoureuse, ce qui entraîne l’effondrement de son univers. Ne subsistent que les trois femmes, la nourrice et les servantes. Qu’est-ce que cet effondrement vient raconter sur la figure de l’amoureuse et le fonctionnement plus général du système que vous avez créé ?

Louise : Je voulais présenter un personnage qui soit complètement amoureux, développer cette figure en essayant de la libérer des archétypes et des oppressions qui lui sont associés. Pour ce personnage, sa vie, c'était son amour. C’est fort et ce n’est pas dévalorisant pour la femme. Elle comprend qu’on va la forcer à avoir un nouvel amoureux, et qu’elle ne pourra jamais le désirer. Elle aurait voulu vivre seule avec son basilic, son amoureux, pour le reste de sa vie. Elle comprend que ce n’est pas possible, et c’est à ce moment qu’elle décide de détruire cette chose qui l'empêche d'être l'amoureuse qu'elle aimerait être. C'est pour cela qu'il y a cet effondrement, finalement très intime, de Lisabetta. Elle ne le fait pas de manière politique, en se disant qu’elle va libérer les femmes qui travaillent pour elle. Elle le fait de manière personnelle, elle veut détruire le système et il se trouve que cet effondrement libère les femmes. Il est une manière de permettre à l'autre monde d’exister.

Matteo : Ce n’est pas Lisabetta le plus important. Quand elle disparaît, ce n’est pas la fin, il y a des choses qui continuent. Nous aimons bien l’idée qu’il y existe un tout un autre aspect avec ces femmes qui vivent. Cela complexifie encore plus les choses parce que cela ne donne pas de résolution.

En termes de scénographie, il y a des éléments qui sont très simples mais qui forment un grand tout très symbolique comme le lit, le basilic, le décor avec les arbres. Quelle symbolique voulez-vous installer ?

Louise : Nous aimons bien travailler avec les matières, l’aspect plastique de la scénographie. L’idée est de créer nos propres objets, et cela va avec la pensée de former ce monde de toutes pièces et de se projeter dans un ailleurs, mais un ailleurs qui ne possède pas de référence. Nos objets ne sont pas totalement reconnaissables. Il y a toujours quelque chose qui nous manque, qui nous trouble, c’est cela qui nous intéresse dans le théâtre qu’on essaye de faire. Je suis très marquée par cette idée d’inquiétante étrangeté, de proche lointain, ces aller-retours.

Matteo : Ce rapport aux objets est aussi très lié au genre du conte finalement. Dans les contes, les objets ont une charge symbolique forte ou une importance précise à ce moment. S’ils étaient plus nombreux, cela nous perdrait dans un monde qui ne serait pas essentiel. Cette essentialité passe aussi par la création d’un univers sonore à partir de la matière.

Qu’en est-il du jeu des acteurs ?

Louise : Nous essayons qu’il y ait un corps pour chaque personnage. Nous n'allons pas forcément chercher du naturalisme. Nous recherchons le corps qui fait sens avec le personnage. Nous avons beaucoup travaillé en nous guidant avec des animaux. Pour Lorenzo, nous avons travaillé avec la figure du tatou parce que nous avions en tête l’image de l’animal rentré dans sa carapace. Cela nous permet d’aller chercher des corps qui, justement, ne font pas référence à des corps donnés, on les invente de toute pièce en même temps que le monde dans lequel ils évoluent.

Comment envisagez-vous la réception de ces réflexions sur le spectateur ? Sera-t-il amené à se questionner, se reconnaître dans la pièce ?

Louise : Cette question du trouble dont je parlais plus tôt est ce qui nous intéresse d’aller chercher chez le spectateur. C’est cela qui nous touche au théâtre : nous sommes touchés quand des choses viennent troubler notre perception. De fait, nous avons été très inspirés par l’imaginaire de Dario Argento, réalisateur italien et pionnier du giallo au cinéma.

Matteo : Le conte nous intéresse car il nous oblige à garder une cohérence de forme, d’esthétique, pour rester dans les codes. Il y a quelque chose d’incarné, de très formel, ce qui peut en laisser certains de côté. Parfois, l’image est dénuée de toute logique, de toute rationalité et va juste devenir image parce qu’elle questionne, elle est symbolique. C’est pour cela que la mise en scène a des traits très esthétiques. Les corps sont placés, formés, pour essayer de toucher cette étrangeté.

Louise : C’est justement laisser une place immense au spectateur. J’ai toujours été fascinée par les œuvres qui ne te donnent pas toutes les clés de compréhension. Quand les spectateurs viendront voir la pièce, il y aura des codes, des symboles, des signes, auxquels ils n’auront pas accès. Mais, de fait, ils peuvent créer leur propre imaginaire et mener leur propre enquête. C’est ce rapport que nous essayons de créer, en pensant un spectacle qui soit un peu comme une énigme. Le spectateur doit faire son propre chemin et essayer de connecter des choses entre elles s’il a envie de les connecter, mais nous ne donnons pas forcément une explication à tout parce que tout l’intérêt est là.

Propos recueillis par Fanny Brière et Sarah Grosso, étudiantes en Master 1 MCEI.

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