Femme dans la forêt

Texte de Julia Haenni
par le Collectif Merci pour la tendresse
Université La Sorbonne Nouvelle Paris 3

Texte de Julia Haenni (L’ARCHE - éditeur & agence théâtrale)

Date : Mercredi 23 novembre 2022
Horaires : 20h - 21h15
Lieu : Théâtre Bernard-Marie Koltès
Durée : 1h15
Discipline : Théâtre

Femme dans la forêt

Théo Lambros

Texte : Julia Haenni
Mise en scène : Collectif Merci pour la tendresse
Traduction : Katharina Stalder
Avec : Chiara Galliano, Margaux Maugendre, Annouck Saussier, Nina Vantieghem, Juliette Welsch
Scénographie : Mélusine Mayance
Création lumière : Corentin Nagler
Création sonore : Jullian Rivière et Alexis Bruneel

Pièce chorale et polyphonique, Femme dans la forêt convoque un univers étrange et dédalesque. La multiplicité des univers convoqués par le texte (récit intime, épopée, horreur, fantastique) nous a donné envie de créer un théâtre d’images sensible, visuel et musical.

Six comédiennes portent la voix diffractée d’une femme - ou peut-être celles de toutes les femmes ? Submergée par son quotidien, elle lutte pour maintenir l’équilibre des choses. Le monde devient hostile et partout, se répand une horde de femmes. Elle n’a plus d’alternative : elle fuit à travers la ville jusque dans la forêt.

Dans ce texte plastique, au rythme effréné, les espaces et les états apparaissent et disparaissent au détour d’une réplique. Pour suivre sa cadence, le dispositif scénographique est léger, modulable et manipulé à vue par les comédiennes.

La forme monolithe du texte de Julia Haenni, sans distribution pré-établie, offre un formidable terrain de jeu dramaturgique. Nous avons fait corps avec lui et sculpté dans cette matière fragmentaire les voix de nos femmes.

Ce texte protéiforme, étrange, à l’humour parfois absurde, dessine un univers inintelligible et violent : le trajet en tram déclenche une angoisse claustrophobique, la file d’attente à la boulangerie devient pugilat, la maison est envahie de corps étrangers.

Aux prises avec cette fracture du texte et du monde, le collectif constitue un enjeu crucial et politique de notre création : la choralité devient outil de réconciliation et de sororité.

Photo : Théo Lambros

Entretien

Nous avons rencontré Annouck Saussier et Nina Vantieghem, membres du collectif Merci pour la tendresse qui met en scène Femme dans la Forêt1, écrit par l’autrice Julia Haenni en 2018. Elles s’expriment sur la genèse du projet et l’originalité du texte, mais également sur la complexité de la mise en scène et de ses enjeux au sein d’un travail signé par les cinq membres du collectif.

« Par l’humour, on travaille la frontière poreuse entre les moments où on rit franchement et les situations terribles. » — Annouck Saussier et Nina Vantieghem

Tout d’abord, pouvez-vous nous parler du collectif Merci pour la tendresse et de vos intentions ?

Annouck Saussier et Nina Vantieghem : Nous nous sommes rencontrées dans le cadre du Master Théâtre En Création de la Sorbonne-Nouvelle de l’université Paris 3. Nous y avons créé une première version de Femme Dans La Forêt et depuis nous sommes en recréation du spectacle, dans une version pour cinq. Nous sommes un collectif exclusivement composé de femmes et nous nous intéressons à des textes contemporains et à un théâtre que l’on peut qualifier de visuel et physique. À partir de nos objets de recherche propres et de nos formations variées, nous avons une ambition collective : celle de créer un théâtre d’images qui agit sur tous les sens du spectateur. Pour nous, il était alors intéressant de travailler sur le texte de Femme dans la forêt, pièce d’une jeune autrice allemande, Julia Haenni, qui écrit exclusivement pour des femmes.

Femme dans la forêt est un spectacle très en mouvement, avec de nombreuses péripéties et des tableaux qui s’enchaînent très rapidement. Pourriez-vous nous en dire plus sur l’histoire de cette femme à la vie tumultueuse ?

La pièce raconte le quotidien d’une femme, personnage principal, que nous jouons toutes ensemble. Elle est chez elle, mais elle est assaillie par des éléments intérieurs et extérieurs à sa maison : sa rupture amoureuse, la perte de son lapin et de ses clés de voiture… Elle va aussi porter plainte au commissariat car sa voiture a disparu, mais elle se retrouve coincée dans le tram au milieu d’une horde de femmes menaçantes. Poussée par toutes ces sollicitations et agressions, elle va fuir de chez elle, à travers la ville et jusque dans la forêt ; d’où le titre de la pièce. Dans les bois a lieu un acte de violence extrême, qui opère un arrêt de cette course, de cette fuite et qui permet le retour à soi de cette femme.

Comme le texte de Femme dans la forêt qui suit un rythme effréné, vous avez gardé ce même rythme pour la mise en scène. Comment avez-vous réussi à former ce chœur, et à faire jouer la même énergie sur scène ?

Tout d’abord, il y a eu un véritable travail de distribution du texte, parce qu’il n’y en avait pas de définie dans le texte de Julia Haenni. Nous avions des enjeux dramaturgiques et aussi des enjeux tout à fait pragmatiques : tel personnage ne peut pas dire cela si elle est à l’autre bout du plateau ou si elle est en train de faire un changement de costume. Parallèlement, nous avons effectué un travail qui porte sur le corps, avec des moments de chorégraphie et de chant notamment. À partir de notre distribution, les comédiennes enchaînent les rôles et les changements à vue, faisant apparaître et disparaître soudainement les personnages. En effet, nous ne sommes pas dans une perspective illusionniste où nous jouerions des personnages en cachant les ficelles de la représentation aux spectateurs. Nous essayons de transmettre cette énergie de mutation constante au public, en faisant appel à ses imaginaires et en le mettant ainsi au travail, lui aussi.

Votre scénographie est assez épurée. Pourquoi ce parti pris ?

Pour la scénographie, nous avons travaillé avec Mélusine Mayance qui a pensé avec nous les décors et qui les a construits. Le plateau est bordé par deux tapis de danse sur lesquels sont détourés les objets qui composent la vie de Mme Dupont (son petit-déjeuner, ses vêtements, son courrier, la nourriture de son lapin, etc.). Nous avons aussi des cubes en bois qui nous permettent de moduler l’espace rapidement. Évidemment, nous sommes un collectif émergent, donc avoir des décors réutilisables, peu coûteux et durables est un argument économique. Mais c’est aussi un choix esthétique pour faire appel aux imaginaires des spectateurs. Ça nous permet de leur laisser l’espace de compléter les images en projetant des choses.

Dans cette volonté de provoquer des images, les décors sont plutôt symboliques que réalistes. Était-ce pour que les images soient comprises par le spectateur ?

« Symbolique » n’est peut-être pas le bon mot car nous ne sommes pas dans le registre du symbole. Je pense que nous sommes plutôt dans le registre de la suggestion. Il n’y a pas de sens cachés sur scène, nous cherchons plutôt le pouvoir évocateur des choses. Nous jouons sur la théâtralité, dans son aspect expressif, nous ne sommes pas du tout dans un théâtre naturaliste. Par exemple, au cours d’une scène, Nina, une des comédiennes, est au lit : il est représenté par un drap suspendu à deux câbles, elle est face aux spectateurs, comme si on la voyait d'au-dessus. C'est avec ce déplacement d’image qu’on raconte quelque chose. Il y a une situation concrète avec des enjeux de jeux qui sont là, mais nous créons un effet de distorsion d’échelle et de plans. Nous recherchons donc le pouvoir de la théâtralité plus que celui du symbole.

Il y a également une violoncelliste, Chiara, qui joue sur scène, et permet d’accentuer certains moments. Pourquoi avez-vous décidé d’incorporer de la musique dans la pièce ? Et quel est son rôle ?

Nous ne souhaitons pas que la musique soit « un plus » dans la pièce. Nous la travaillons pour qu’elle ne soit pas décorative, mais un véritable élément constitutif du spectacle. Nous avons choisi d’avoir un côté artisanal, avec par exemple, les sonneries de la porte et du téléphone qui sont jouées par le violoncelle. Nous faisons appel à tous les sens du spectateur dans cette création, il y a de la lumière, du son, de la danse ; et la musique portée particulièrement par Chiara (comédienne et violoncelliste) ne fait jamais office de transition. Ce n’est pas de la musique en plus, c’est de la musique qui est dans le texte.

Les cinq comédiennes sont en pyjamas tout au long du spectacle. Pourquoi avoir choisi des pyjamas ? Que représentent ces costumes ?

Nous voulions garder ce fil dramaturgique d’un vêtement d’intérieur qui se retrouve propulsé, comme le personnage, à l’extérieur, dans un environnement hostile. Ce décalage entre l’espace et le vêtement qui est inadéquat et donc transformé, déformé et tâché progressivement est intéressant pour nous. Les événements laissent des traces, à la fois à l’intérieur de la fiction sur le corps de Mme Dupont et aussi à un niveau plus métathéâtral sur nos corps de comédiennes. Aussi, pour le costume du lapin, nous avons travaillé sur un entre deux entre un visage d’homme et un visage d’animal. Ce lapin perdu fait écho à la figure de l’homme qui est parti et nous avons exploré cette ambiguïté sur le travail de masque.

En tant que collectif non mixte, vous défendez une cause féministe. Comment votre création représente ces enjeux politiques ?

Le fait d’être un collectif de femmes, dans le monde du théâtre contemporain où il est peu courant de voir des spectacles montés exclusivement par des artistes femmes, constitue en soi-même une prise de position féministe. Le nom du collectif, en référence à la chanson « Les gens qui doutent » d’Anne Sylvestre, est une sorte de pied de nez. On pourrait s’attendre à ce que nous fassions des choses « mignonnes » et au contraire nous proposons un spectacle qui aborde des sujets durs comme la charge mentale et plus généralement la violence. Ce décalage est bien sûr présent dans le texte de Julia Haenni : écrire exclusivement pour des femmes est un vrai choix politique ; choix politique qu’on fait, nous aussi, en choisissant de porter ce texte.

Au cours de la pièce, nous assistons à de nombreuses scènes humoristiques voire absurdes. Par exemple, lors de la scène où la femme se retrouve au commissariat face à des policières extravagantes, qui la considèrent comme folle. Dans quelle mesure, l’aspect humoristique de la pièce aide-t-il à délivrer un message féministe dénonçant les violences quotidiennes que subissent les femmes ?

Il est important de revenir sur cette idée de délivrer un message. Effectivement, le collectif travaille sur des enjeux féministes. Pour autant, nous ne faisons pas de théâtre à message et nous n’avons pas une démarche pédagogique. À travers les images, nous essayons de permettre aux spectateurs de projeter des choses, nous cherchons à les déranger et à les faire réfléchir. Pour ça l’humour, qui est inhérent au texte de Julia Haenni, est un fondement du spectacle. Par l’humour, on travaille la frontière poreuse entre les moments où on rit franchement et les situations terribles. Avec cette friction, on amène le public à se demander ce qu’il est en train de regarder. Nous instaurons un rapport de questionnement face à la représentation, aux images et à ce qu'elles renvoient. En effet, le spectacle soulève des enjeux politiques mais c’est avant tout une expérience esthétique. Et c’est ce dispositif théâtral qui va permettre de déclencher un état réflexif durable à l’issue de la représentation.

Selon vos mots, la pièce ne cherche pas à délivrer de messages, mais plutôt à trouver ses propres résonances. Sachant que le public du festival est un public plutôt jeune, qu’attendez-vous comme réflexion de leur part ?

Nous avons hâte d’avoir des échanges avec le public et notamment avec les jeunes spectateurs. Nous n’avons aucune attente, si ce n’est peut-être d’espérer que le public va nous suivre dans nos codes de jeu et qu’on parviendra à provoquer chez lui un choc esthétique. Nous sommes ravies d’être programmées dans un festival étudiant et de découvrir les résonances qui vont se tisser, à partir de nos images, chez des jeunes qui sont déjà familiers du théâtre ou qui, au contraire, découvrent.

Propos recueillis par Michelle Truong et Juliette Bedel, étudiantes en Master 1 MCEI (Médiation Culturelle et Interculturelle)

1 Julia Haenni est représentée par L’ARCHE – éditeur & agence théâtrale www.arche-editeur.com.

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