Girls & Boys

De Léa Guimier, texte de Denis Kelly (L’ARCHE - éditeur & agence théâtrale)
par le Collectif Brûle
École Départementale de Théâtre 91 / Université d’Évry

« La pièce Girls & Boys de Dennis Kelly (traduction de Philippe Le Moine) est éditée et représentée par L’ARCHE – éditeur & agence théâtrale. www.arche-editeur.com »

Date : Jeudi 24 novembre 2022
Horaires : 18h - 19h
Lieu : Espace Pierre Reverdy
Durée : 1h
Discipline : Théâtre

Girls & Boys

Marie Picgirard

Texte : Dennis Kelly
Mise en scène : Léa Guimier
Avec : Nedjma Berchiche, Thelma Chollet, Manon Gerbouin
Conseil à la mise en scène : Frédérique Aufort
Régisseur général : Xavier Gruel

« Parfois je le regardais et je me disais « tu es un père, un mari, un homme et tu as atteint un certain âge et tu n'as jamais eu à tuer quelqu'un. Tu n'as jamais eu à défendre ta maison, tu n'as jamais eu à t'enfuir dans la montagne avec ta famille, tu n'as jamais eu à détruire la vie d'un autre être humain – à quel autre moment dans l'histoire est-ce qu'on pourrait dire une chose comme ça ? Et dans d'autres endroits sur cette planète, ça arrive ça en ce moment même, mais ici, dans cette bulle, non, et est-ce que c'est pas un genre de miracle ça ? »

Trois comédiennes invitent le public à une réunion anonyme. Chacun·e pourrait se lever pour raconter son histoire. Pourtant, ce sont elles qui vont prendre la parole en premier pour partager la destinée d'une femme : la rencontre de son amour, la passion, la naissance de leurs enfants, la progression professionnelle soutenue par l'homme qui partage sa vie, puis le divorce, le drame.

Dans ce thriller ficelé, tinté de l'humour anglais de son auteur Dennis Kelly, le spectateur rencontre cette femme brute et irrévérencieuse, portée ici par une tempête à trois têtes qui invite le public à rire avec elle, puis à comprendre l'horreur. Ensemble, elles questionnent d'une seule voix les ressorts de la violence dans nos sociétés et les conséquences de la masculinité inculquée aux hommes. Une femme et trois corps, trois individualités, trois énergies dévorantes, comme pour mieux explorer l’universalité de la violence qui entoure l’espèce humaine depuis la nuit des temps.

Photo : Marie Picgirard

Photos de la représentation

Entretien

À travers cet entretien, Léa Guimier, metteuse en scène de Girls & Boys1 nous éclaire sur son rapport au texte de Dennis Kelly, et à la violence du récit. Elle nous montre comment une histoire crue et complexe peut être mise en scène avec la volonté de la traduire avec simplicité.

« Dans la pièce, nous partons d’un fait divers glaçant pour questionner notre société, et son rapport à la violence et à la masculinité. » — Léa Guimier

Comment avez-vous découvert ce texte et qu’est-ce qui vous a convaincu de mettre en scène Girls & Boys de Dennis Kelly ?

Léa Guimier : C’était un cadeau d’anniversaire, je l’ai lu en un seul trajet de RER tant j’ai trouvé l’histoire folle. Les sujets soulevés m’ont touchée et marquée : le patriarcat qui gangrène nos sociétés et la vie des femmes. Le personnage m’évoque ce rôle féminin très irrévérencieux de Fleabag (ndlr. Série britannique de Phoebe Waller-Bridge) avec ce cynisme et cet humour anglais que je voulais mettre en avant au maximum. En revanche, la création dans un cadre scolaire nous a contraintes à effectuer des coupes. J’ai choisi de garder le côté thriller car Dennis Kelly est aussi un auteur de séries. Nous retrouvons cette inspiration dans la pièce par le personnage et par le propos sur la violence. Dennis Kelly questionne notre société sur l’origine de la violence. Un peu naïvement, je me suis toujours questionnée sur les raisons qui poussent un être humain à faire le mal.

Le style de Dennis Kelly est connu pour être frontal. Comment abordez-vous un texte aussi cru ?

Le texte contient beaucoup d’images fortes que je ne souhaite pas déformer. Notre parti pris est de retranscrire le plus simplement, cliniquement et sans bons sentiments, ce langage cru et ironique. À l’école, nous avons travaillé sur les contes, dont le but est de transmettre des images car il n’y a que le conteur sur scène. Ici, nous ne sommes pas dans la forêt avec un loup, mais dans la ville avec un meurtrier. Je voulais des images claires.

Selon vous, de quoi parle cette pièce ?

Dennis Kelly s’inspire beaucoup des faits divers et aborde la violence qui existe dans nos sociétés. La narratrice pense à cette violence et questionne les raisons qui la motivent. À travers cette réflexion, d’autres sujets sont également traités : le récit commence sur une histoire de perte de sens pour ensuite aborder la masculinité et l’amour.

En quoi ce texte évoque-t-il les problématiques féministes contemporaines ?

Cette histoire est écrite par un homme en 2017 au moment du mouvement #Metoo. Le texte évoque les problématiques féministes, mais n’est pas pour autant militant. Il sous-entend que les hommes subissent eux aussi, d’une manière différente, ce système et cette violence. La masculinité, telle qu’elle nous est apprise, nous met toutes et tous en difficulté. Les enfants ont une éducation différente selon le genre. Nous éduquons les garçons avec la notion de pouvoir et l’image du père de famille. Nous retrouvons cette démonstration ici : l’homme déchante quand il commence à perdre sa position ascendante sur le foyer tandis que sa femme perdure dans son succès professionnel.

Le texte de Dennis Kelly est un long monologue d’une femme qui raconte son histoire. Pourquoi avez-vous choisi de le faire porter par les voix de trois narratrices ?

À la lecture de ce monologue, j’ai eu cette image de le transposer en trilogue avec trois corps et trois personnalités différentes. Cela fait écho à cette violence ressentie par toutes les femmes. C’est dans ce détail que nous trouvons du féminisme. Les costumes sont similaires, une chemise et un pantalon noir, mais avec des nuances pour refléter une forme de diversité. Quand les comédiennes travaillaient dessus, je leur ai demandé de partir d’elles-mêmes, chacune ayant une sensibilité différente au texte.

Comment s’est opéré le découpage ?

La répartition est liée aux thématiques et au rythme. Après lecture, j’ai sorti trois « pans » de l’histoire avec :  l’amour, le traitement de la violence et le développement professionnel. J’ai voulu voir le rythme que donnait cette répartition entre elles. Il y a aussi des scènes plus charnières où elles sont en chœur et où le rythme a la primauté. L’attribution des « pans » ne s’est pas faite en fonction de leurs personnalités, cependant elles ont pu choisir les parties qui les touchaient plus.

Il y a un basculement entre l’histoire de ce couple et le drame. Comment montrez-vous la violence sur scène ?

Avant le meurtre, elles bougent beaucoup entre le public et le milieu de la scène. Lorsque le drame arrive, elles se recentrent, s’ancrent, et nous narrent très simplement les faits. Les images crues se suffisent à elles seules. Durant tout le récit, un tableau blanc est présent sur scène. Chronologiquement, elles y inscrivent leur expérience, qu’elles ont méditée et dont elles tentent de se remettre. Par la suite, ce papier « saute » pour laisser apparaître un tableau analytique et froid des violences, des infanticides commis par des hommes. Contrairement aux pays anglo-saxons, la France étudie peu le sujet. Néanmoins, j’ai réussi à trouver quelques chiffres qui seront accessibles aux spectateurs à la fin du spectacle.

Comment retranscrivez-vous et maintenez-vous la tension qui se déploie dans le récit de la pièce ?

Le texte se compose d’une première partie très joyeuse et d’une seconde plus tendue. J’étais très attentive à ce rythme durant les répétitions. Je pense que le tri frontal contribue à capter l’attention du spectateur, c’est difficile de s’ennuyer si les comédiennes vous sollicitent oralement et visuellement. Cette proximité entre les narratrices et le public crée une tension qui favorise l’expérience commune. J’étais attentive à leur placement vis-à-vis du public. Les déplacements sont faits pour maintenir la tension et chaque spectateur ne vit pas la même chose selon son positionnement.

Le dispositif scénique en tri frontal implique nécessairement le public dans la mise en scène…

En effet, le public occupe une place forte au sein du spectacle à travers ce dispositif. Cette pièce est assez narrative, le fait qu’il n’y ait pas de quatrième mur plonge le spectateur dans une réunion anonyme. L’adresse est directe et il me paraissait logique que les spectateurs soient proches des comédiennes. Ils font partie intégrante du spectacle car elles s’appuient sur eux pour jouer.

Quels questionnements souhaitez-vous susciter auprès du public à travers ce texte percutant, appuyé par cette mise en scène immersive ?

Dans la pièce, nous partons d’un fait divers glaçant pour questionner nos rapports à la violence et à la masculinité dans notre société. Ce questionnement implique nécessairement le public. J’avais dit aux comédiennes : « vous venez partager votre expérience avec des gens qui pourraient prendre la parole, c’est une expérience commune ». Il y a des silences, mais la dramaturgie est construite, il n’y a pas de moment où le public pourrait le faire. Cependant, nous avons créé des dispositifs d’inclusion par l’accueil des spectateurs avec des madeleines ou encore le tableau qui reste accessible à la fin de la représentation. Nous laissons ainsi la possibilité au public de s’intéresser et d’être accompagné tout du long, dans ces questionnements. Le texte est violent et parle pour lui-même, nous avons fait le choix de ne pas ajouter de brutalité dans la mise en scène.

Pensez-vous que Dennis Kelly apporte des éléments de réponse à son questionnement sur l’origine de la violence et notamment par rapport à cette citation du livre « non la société n’a pas été créée pour les hommes, elle a été créée pour les contenir » ?

Dennis Kelly est un auteur qui questionne notre société et notamment l’éducation des hommes. Mais nous pouvons nous interroger sur le sens de cette citation : « Est-ce que nous les contenons à cause de cette masculinité qui les rend violents ? Avons-nous créé la société comme un cadre contre les hommes et non pas pour les favoriser ? » Face à ces questionnements, Dennis Kelly ne donne pas d’éléments de réponse, c’est sa réflexion et cela ne signifie pas que c’est la bonne. Selon moi, s’il était amené à commenter son propre propos, il dirait que les hommes ont déjà un pouvoir tel que nous avons créé la société pour les contrôler. Contenir les hommes signifie alors que la violence est inhérente au genre masculin.

Comment vous positionnez-vous, en tant que metteuse en scène, sur la question de l’origine de la violence ?

Ma théorie personnelle est que l’origine de la violence dans notre société vient de l’éducation des hommes qui les mènent à être ces adultes-là. Comment ne pas penser à Poutine qui fait la guerre, Boris Johnson, Trump et Bolsonaro ? Comme le dit Dennis Kelly dans la pièce, effectivement nous avons eu des Thatcher, mais pour une Thatcher je vous donne un Polpote, un Staline, un Franco, et beaucoup d’autres. Je ne peux m’empêcher de me dire que si nous éduquions différemment les garçons, les choses seraient peut-être différentes.

Comment ce récit intime, construit autour d’un drame effroyable, permet malgré tout au spectateur d’y projeter sa propre histoire ?

La première partie illustre un récit familial : la perdition, la découverte de l’amour, la carrière, la naissance des enfants, la charge mentale, la séparation, la jalousie, le deuil. Ces thématiques se partagent énormément collectivement, jusqu’au drame. Notre parti pris est que le personnage principal est arrivé à la dernière étape du deuil, elle analyse, elle comprend pour aller de l’avant. Il y a une forme d’empathie de la part du public, n’importe qui est touché et comprend la douleur de la perte d’un enfant. De plus, les spectateurs se projettent d’autant plus facilement que toute une vie banale est décrite jusqu’à ce moment-là. Un professeur me disait un jour : « la catharsis au théâtre c’est quand tu vois un truc tellement énorme que tu ne voudrais pas que ça t’arrive en vrai ».

Propos recueillis par Clara Haelters et Pierre Van Cauteren, étudiant·es en Master 1 MCEI (Médiation Culturelle et Interculturelle)

1 La pièce Girls & Boys de Dennis Kelly (traduction de Philippe Le Moine) est éditée et représentée par L’ARCHE – éditeur & agence théâtrale www.arche-editeur.com.

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