Les Trachiniennes

De Marcus Garzón, texte de Sophocle
par la Troupe du Libre Arbitre
École normale supérieure - PSL

Date : Mardi 22 novembre 2022
Horaires : 20h - 21h30
Lieu : Théâtre Bernard-Marie Koltès
Durée : 1h30
Discipline : Théâtre

Les Trachiniennes

Didier Ravon et Armand Belloin

Mise en scène : Marcus Garzón
Avec : Chloé Ligneau, Hugues Malservet, Mathilde Pianfetti et Valentin Thierry
Assistante à la mise en scène : Clarisse Thomas
Costumière : Agnès Zins

Une villa avec piscine en Grèce, une douce mélodie de Lana Del Rey, un verre de whisky, un mari absent et adultère : Trachis ne serait-elle pas la Wisteria Lane antique et Déjanire la première Desperate Housewife ?

Les Trachiniennes de Sophocle par la Troupe du Libre Arbitre, c’est le biopic tragique de Déjanire : une femme qui attend son mari, une mère qui ne se soucie pas de ses enfants, une reine qui attend son héros. Parti livrer une ultime bataille, Hercule revient avec une énième conquête qui se révèle être une nouvelle épouse. Mais Déjanire est prête à tout pour le récupérer…

Dans cette tragédie ce n’est pas un destin abstrait ou divin qui s’abat sur des mortelles mais des carcans, des identités sociales et sexuelles, qui enserrent les personnes dans la place qui leur a été assignée : une femme qui ne peut imaginer sa vie sans un homme, un héros qui n’accepte pas sa déchéance, un fils qui ne se permet pas de refuser la vie qu’a choisie son père pour lui.

Ces personnages – incapables de fuir leur destin mais suffisamment lucides pour le comprendre – vivent dans un monde qui leur ressemble, proche du soap opera et de la télénovela : un monde kitsch, artificiel, coloré et musical fait de gazon synthétique, de bustes de vitrine et de flamants roses en plastique.

À quoi tiennent nos rêves et nos désillusions ? Peut-on échapper à son destin ? Hercule nous reviendra-t-il ? Voilà toutes les questions qui se posent dans cet univers où comédie, drame et tragédie s’entremêlent.

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Entretien

À l’occasion de la sélection de la pièce Les Trachiniennes proposée par La Troupe du Libre Arbitre au Festival Nanterre sur Scène, nous nous sommes entretenues avec Marcus Garzón, metteuse en scène et Clarisse Thomas, assistante mise en scène. Nous avons pu aborder notamment la question du comique dans la tragédie, celle du personnage complexe de Déjanire ou encore la place du genre dans la pièce.

« Les attentes liées à notre genre sont passées au prisme du mythe de Déjanire et d’Hercule. » — Marcus Garzón

Les Trachiniennes relate l’histoire d’une femme, Déjanire, qui attend le retour de son époux, Hercule. Après quinze mois d’attente, il revient avec une nouvelle épouse. Pourquoi souhaitiez-vous adapter cette tragédie classique en 2020 ?

Marcus Garzón et Clarisse Thomas : Le personnage de Déjanire est ce qui nous a porté vers la pièce. Dès la première lecture des Trachiniennes, nous avons été marquées par son malheur et ses complaintes. Mais en réalité, le mouvement de la pièce permet des instants de comique et des possibilités de bonheur, inhabituels dans la tragédie grecque, qui amènent une bouffée d’air frais. Déjanire est un personnage traversé par des problématiques auxquelles il est facile de s’identifier. Son entourage lui ment, elle se voit vieillir et se rend compte que les hommes l’ont trompée tout au long de sa vie.

Vous proposez de mettre en scène une tragédie grecque en y apportant une actualisation. D’où vient cette idée ?

Au lancement du projet, notre but n’était pas de faire une lecture particulière du texte. Nous avons été inspiré.e.s par le comique qui se dégageait du texte. Ainsi notre interprétation a été nourrie par les références avec lesquelles nous avons grandi : la télé réalité, les télénovelas, Desperate Housewives et des films d’Almodovar…

Vous étudiez les lettres classiques à l’École normale supérieure. Quel travail de réécriture avez-vous fait pour rendre accessible le texte tout en conservant son authenticité ?

Le texte est notre propre traduction de l'œuvre de Sophocle, nous ne l'avons que légèrement remanié sur scène. Nous avons essayé de toujours lui rester fidèles, même s'il existe notre propre lecture intime ainsi que celle des personnes qui jouent sur scène. Nous nous sommes appuyés sur ce texte tout en essayant de le rendre plus clair par la scénographie. Par exemple, la relation entre Déjanire et Hercule se comprend par le texte mais aussi par un buste en plastique représentant Hercule : le jeu que Déjanire crée autour de celui-ci permet d’expliciter son rapport à son mari au travers d’une matérialité qui permet de sortir de la littérarité des mots.

Le Chœur joue un rôle primordial dans Les Trachiniennes. Votre version de la pièce inclut non seulement des chants lyriques mais aussi des musiques contemporaines. Pourquoi ce choix ? Comment se crée le lien entre ces deux univers au fil de la pièce ?

Nous souhaitions utiliser la musique comme une rencontre entre deux femmes, à deux moments de leur vie, qui ont des points communs, mais qui n’ont pas la même expérience. Elles ont chacune leur bagage et malgré tout, elles arrivent à trouver ce terrain d’entente sur la musique. Ce mélange a notamment été pensé et induit par Mathilde Pianfetti, interprète du chœur qui mélange aussi lyrique et pop dans sa pratique musicale.

Le personnage de Déjanire est complexe, voire paradoxal. Comment décririez-vous son évolution dans la pièce ?

Dans un sens, la vraie tragédie n’est pas la tunique, le sang, la mort, mais bien le fait que Déjanire n’évolue pas. Elle reste attachée à son mari, malgré ses plaintes et son malheur. Mais pourquoi Déjanire agit-elle comme elle le fait dans la pièce ? Pourquoi accepte-t-elle de croire que la substance que le Centaure Nessos lui donne est un philtre d’amour ? Nous avons imaginé trois possibilités : « envoûtée », « conne » ou « perverse ». La possibilité la plus évidente est qu’elle est « conne », puisqu’elle ne se pose pas de question sur ce philtre qu’elle a pourtant reçu des mains du Centaure, ennemi d’Hercule, sans se méfier. Nous avions aussi imaginé qu’elle pourrait aussi être « envoûtée » par le Centaure, par un effet magique, qui l’empêche de se rendre compte qu’il s’agit d’un piège. Mais Déjanire peut aussi être « perverse », c’est-à-dire qu’il y a une partie d’elle qui sent qu’il s’agit d’une mauvaise idée, mais c’est son dernier recours donc elle va utiliser ce philtre malgré tout.

Almodovar dit que « L’explosion des couleurs va très bien avec les drames. ». Est-ce que la scénographie des Trachiniennes participe, d’après-vous, à la dimension dramatique de la pièce ?

Nous voulions créer une atmosphère qui semble familière au spectateur. Cet effet de proximité permet de se rapprocher de l’histoire que les personnages sont en train de vivre et du drame. Nous jouons beaucoup avec le plastique et les éléments artificiels afin de créer une ambiance de télé-réalité. Cela permet de donner au spectateur un indice sur l’intérieur de la vie de Déjanire : tout est factice. En outre, la scénographie de la première partie de la pièce est très colorée et joyeuse créant une ambiance étouffante. Mais le drame se joue aussi sur la deuxième partie de la pièce, qui laisse place à la mort d’Hercule et à une scène beaucoup plus sombre.

Les comédien·ne·s doivent donc alterner entre un jeu typique de la tragédie grecque et un jeu provenant tout droit de la télénovela. Quel équilibre existe-t-il entre les deux ?

(Rires) Nous n’avons pas vraiment envisagé la question sous cet angle : ces jeux ne s’alternent pas, ils s’entremêlent afin de trouver le juste équilibre entre drame et humour. Valentin Thierry, le comédien jouant Déjanire et Hercule, incarne parfaitement cette balance. Il est sûrement plus simple de surjouer des moments amusants, il y a moins de risques de se tromper que dans une scène de crise. En effet, dans ces moments-là, le jeu doit être sur le fil tout en gardant une part d’humour. Ainsi, la deuxième partie de la pièce, plus tragique, est un réel défi de recherche d’équilibre.

Les comédien·ne·s jouent quasiment tous·tes plusieurs rôles, souvent très différents, voire aux antipodes. Quel travail a été réalisé pour que chaque personnage soit identifiable ?

Il est facile d’associer un personnage à son costume, comme une sorte d’étiquette. Par exemple, les personnages de la nourrice et du messager sont joués par le même comédien : la nourrice a sa robe et son tablier fichu, tandis que le messager est en short, chemise ouverte. Finalement, le costume assume les stéréotypes liés aux personnages, ce qui laisse aux comédien.nes plus de liberté dans le jeu. Concernant le jeu, les couples de personnages formés par acteur·rice sont indissociables car ils sont opposés. C’est un processus intéressant pour les comédien·ne·s d’aller explorer l’antipode de ce qu’iels ont vu dans le personnage précédent.

Justement, l'inversion des rôles va encore plus loin, les comédien·ne·s jouent des rôles à l’opposé de leur propre genre. D’où est venue cette volonté de vous réapproprier les codes liés au genre ?

Nous avons toujours eu cette idée de jouer avec le genre et les stéréotypes. Cette idée s’est ancrée dès notre mise en scène de Angels in America où les comédiennes jouaient uniquement des rôles d’hommes. Mais nous n’avons jamais pensé à ces questions comme étant des revendications, cela s’est construit au travers de nos personnalités. La question de la féminité et de la masculinité a une place centrale dans la pièce : les attentes liées à notre genre sont passées au prisme du mythe de Déjanire et d’Hercule.

Cette pièce met aussi en évidence l’aspect tragique des carcans sociaux. D’après vous, s’agit-il d’une fatalité dans notre société ?

Si nous étions en accord avec cette fatalité, notre mise en scène n’existerait pas, car elle ne parlerait à personne. La pièce est dédiée à toutes celles et à tous ceux qui se sont déjà laissés marcher dessus. Notre démarche consiste à montrer qu’il nous est toustes déjà arrivé de se laisser faire, ce qui ne veut pas dire qu’il faut l’accepter.

Le public de Nanterre sur Scène est composé principalement de lycéens, étudiants ou universitaires, quel impact souhaiteriez-vous que le spectacle ait sur ces publics ?

Nous aimerions nous dire que le public a été emporté et, pour nous, être emporté, c'est simplement rire. Le fait de rire veut dire que vous acceptez le spectacle, le voyage, le monde visité. Nous aimerions aussi voir des gens qui se retrouvent dans le parcours d’Hyllos, dans le poids qu’il porte au quotidien. Ce poids que nous portons tous·tes en réalité, celui de l’héritage familial et l’influence qu’il a sur nous. Si ces questionnements pouvaient résonner en certain·e·s, notre objectif serait atteint.

Propos recueillis par Colline Prestavoin et Manon Retailleau, étudiantes en Master 1 MCEI (Médiation Culturelle et Interculturelle)

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