Destruction de La Famille Américaine
par la Compagnie Des Raisons Particulières
Université Paris Nanterre
Date : Vendredi 24 novembre 2023
Horaires : 20h - 21h
Lieu : Théâtre Bernard-Marie Koltès
Durée : 1h
Discipline : Théâtre
Compagnie Des Raisons Particulières
Librement adapté du roman De Sang froid de Truman Capote
Mise en scène et dramaturgie : Valentin Suel
Scénographie : Sérine Mahfoud
Collaboratrice artistique : Sérine Mahfoud
Avec : Capucine Baroni, Gaspard de Soultrait, Anaëlle Queuille, Jean Sacchetti, Valentin Suel et Guillaume Trotignon
Création sonore : Elvire Flocken Vitez, assistée de Casseline Gilet
Création lumière : Cécile Pierret
Partenaires et soutiens : MC93 - Bobigny, T2G - Gennevilliers, TPM - Montreuil, Théâtre Montansier, Scène Nationale de Sénart
Dans la nuit du 14 novembre 1959, au Kansas, la vénérable famille Clutter est assassinée. Face à l’inspecteur Dewey chargé d’arrêter les assassins de ce meurtre impensable, c’est toute une société, celle de Holcomb et celle du rêve américain, qui se transforme en cauchemar paranoïaque.
« L’émotion serait deux fois moins grande si c’était arrivé à n’importe qui sauf aux Clutter. N’importe qui de moins admiré. Cette famille représente tout ce que les gens du pays respectent et apprécient vraiment, et qu’une chose semblable puisse leur arriver, eh bien, c’est comme d’apprendre qu’il n’y a pas de bon Dieu. On a l’impression que la vie n’a plus de sens ». De sang-froid, Truman Capote
Entretien
Nous avons rencontré Valentin SUEL, metteur en scène de la pièce Destruction de la famille américaine qui se jouera le vendredi 24 novembre à 20h au théâtre Bernard-Marie Koltès. En choisissant d’adapter librement le roman de Truman CAPOTE, De sang-froid, Valentin a souhaité représenter l’effondrement d’un idéal à la fin des années 1950 au travers d’un fait divers qui a traumatisé toute une communauté.
« Derrière les masques, derrière l’image de la famille parfaite, se trouvent des personnes en souffrance qui n’ont peut-être pas même pas conscience de leur douleur. » — Valentin Suel
Qu’est-ce qui vous a motivé à adapter De sang-froid de Truman CAPOTE au théâtre ?
Valentin : Initialement, c’est le film Truman CAPOTE réalisé par Bennett MILLER en 2005 qui m’a amené au livre. Ce film retrace l’enquête menée par Capote qui l’a conduit à écrire le roman. J’ai trouvé que l’histoire était assez fascinante et j’ai eu très envie de le lire. Ce roman a été une de mes premières grandes claques littéraires, j’avais 18 ans et je savais déjà que je voulais en faire quelque chose. Des années plus tard, pendant ma première année de Master Mise en scène à l’Université Paris Nanterre, nous avons fait un atelier sur le surtitrage et j’ai choisi ce livre comme support, un peu par hasard. Cet exercice m’a donné envie de créer une maquette à partir du roman, puis de créer un spectacle en entier.
Pourquoi avoir choisi de vous concentrer sur la Destruction de la famille américaine, quitte à faire abstraction du portrait des assassins dans votre mise en scène ?
Valentin : Le spectacle a mis du temps à trouver son sujet mais, très vite, le projet s'est appelé Destruction de la famille américaine. Ce titre en a peut-être été la seule constante. Je voulais explorer autre chose que le roman ou le film de Miller. Lors d’une résidence, nous avons eu l’idée de jouer le dernier repas de la famille Clutter avant leur assassinat. Cette scène a permis d’éclairer nos intentions et a été le point de départ de la suite. Si le livre s’intéresse beaucoup aux raisons pour lesquelles les assassins ont commis ce geste, nous voulions plutôt mettre en avant la portée symbolique de cette famille et de ce meurtre qui a bouleversé la communauté d’Holcomb. Partir de leur intimité pour comprendre le symbole que les Clutter représentaient. En les tuant, Perry SMITH (ndlr : un des deux assassins) détruit symboliquement quelque chose qui lui a toujours été refusé. J’ai également voulu ancrer la pièce dans le réel en faisant apparaître Capote, l’auteur de De sang-froid, lors de la conférence de presse. Sa présence rappelle qu’il écrivait un livre sur cette affaire qu’il a suivie du début jusqu’à la fin.
Les masques que portent la famille sur scène reflètent-ils une volonté de représenter l’archétype d’une famille américaine sans défaut ?
Valentin : Les masques ne me servent pas tant à me moquer d’eux que d’essayer de les différencier, pour qu’on saisisse l’impact de ce choc symbolique. Pour cela, il fallait que la famille arbore un statut particulier grâce aux masques. L’idée des masques en latex est de Sérine MAHFOUD, la collaboratrice artistique. La matière joue sur une frontière intéressante, entre la notion de beauté parfaite et l’idée de monstruosité ou d’étrangeté. Nous voulions représenter la première scène comme un spot TV mettant en scène une famille qui incarne un pur produit de la société de consommation, phénomène qui explose dans les années 60 aux États-Unis. J’ai pensé que Mister Sandman renforçait cette idée : une chanson où quatre femmes demandent un homme à serrer dans leurs bras, qui résume à la fois l’époque et l’image de la jeune fille parfaite qui aime faire des tartes.
La pièce navigue entre le récit de l’enquête et des moments d’incursion dans le passé récent de la famille Clutter. Pourquoi avoir choisi de rythmer l’enquête par des flashbacks de leur vie quotidienne ?
Valentin : Je pense que c’est impossible de ressentir l’onde de choc causée par ce meurtre si on ne sait pas ce qui se passait dans cette famille. C’est pourquoi j’ai essayé de résumer en quatre scènes le plus complètement possible ces personnages : la jeune fille fait des tartes, le père fait des affaires, le fils s’ennuie et la mère est dépressive. Au fur et à mesure, le revers de la médaille devient de plus en plus visible. On se rend compte que derrière les masques, derrière l’image de la famille parfaite, se trouvent des personnes en souffrance qui n’ont peut-être même pas conscience de leur douleur.
Le spectacle se termine sans que l’identité des coupables soit révélée. Quel sens voulez-vous donner à l’histoire en prenant ce parti ?
Valentin : Arrêter l’histoire avant la résolution du crime et ne pas représenter les assassins me permet d’éviter de tomber dans le fait divers putassier. Nous ne voulions pas faire appel au sentiment voyeuriste du public mais plutôt l’inciter à se désintéresser du côté macabre de l’affaire. Il n’y a pas de retour en arrière possible pour cette communauté qui a perdu ses modèles. Quelque chose est mort et a basculé pour l’éternité : que crée-t-on derrière ?
Votre lecture des faits qui se sont déroulés au tout début des années 1960 résonnent fortement avec des sujets de société très actuels. La question du genre, notamment, est particulièrement prégnante.
Valentin : Quand j’ai travaillé autour des figures de Capote, Dick HICKOCK et Perry SMITH (ndlr : les deux assassins), je me suis interrogé sur la notion de masculinité. Dick et Perry se sont provoqués mutuellement à passer à l’acte. Ils voulaient quelque part « passer pour des durs ». Virginie DESPENTES, dans King Kong Theory, nous a inspiré par sa réflexion sur la façon dont on apprend aux hommes à détruire et à être dans la domination. Herb CLUTTER, le père, suit lui-même ce modèle car il est à la poursuite de la gloire, de la réussite financière. Il ne se soucie pas de la dépression de sa femme, pour qui il valait mieux rester dans sa chambre et ne faire de peine à personne. Ce modèle masculin, majoritaire à l’époque, l’est encore aujourd’hui selon moi. Despentes s’inscrit dans une lutte contre ces valeurs quand elle revendique une adresse aux « moches, [aux] grosses, [aux] noires, [aux] lesbiennes, [aux] homos, [aux] trans » : il faut que la plus-value d’un modèle social normatif cesse.
Dans votre mise en scène, les habitants de Holcomb sont pieux mais appellent tout de même à la vengeance. Était-il important pour vous de souligner l’ambivalence hypocrite de la religion aux États-Unis ?
Valentin : La critique ici n’est pas tant dans la religion que sur l’idée du puritanisme, véhiculée par ces gens qui se lèvent et boycottent l’appel au calme du prêtre. Bien que partageant des croyances qui prônent le pardon et la tolérance, ils sont dans une rigidité de pensée et sont animés par des émotions violentes. Les États-Unis incarnent une société traditionaliste et conservatrice, mais avec la Manif pour tous ou les violences policières, la France ne se trouve pas si loin de ce modèle.
Justement, quels liens peut-on tracer entre ce fait divers américain de 1959 et notre société française ?
Valentin : Adapter un livre tiré d’un fait divers éloigné de nous, aussi bien dans la géographie que dans le temps, permet de projeter le public au-delà de son quotidien. Je n’ai pas envie d'être moraliste et je ne cherche pas à calquer les réalités des États-Unis dans les années 60 sur celles de la France en 2023, mais les enjeux évoqués peuvent engendrer un questionnement plus large. Grâce à la fiction, le public se sent plus en sécurité, donc ouvert potentiellement à ce que des idées résonnent ensuite. J’essaie de prendre le public par surprise tout en laissant la place à d’autres interprétations. Ensuite, Pierre BOURDIEU disait « les faits divers font diversion ». Il peut y avoir une récupération politique et c’est d’autant plus intéressant qu’en France, il y a une culture du fait divers assez importante. C’est pourquoi j’ai voulu travailler sur un fait divers, en me demandant ce qu’il raconte vraiment : de quoi est-ce le symbole dans la société ? De quels dysfonctionnements ce meurtre est-il le symptôme ?
Propos recueillis par Tatiana POUET-BOCARD et Mathis PIRON-CABARET, étudiant·es en Master MCEI (Médiation Culturelle et Interculturelle)