Olivier Quéro
Olivier Quéro
Mise en scène : Antoine Laudet
Avec : Glen Marausse, Klara Cibulova, Julien Breda, Lorry Hardel, Florent Pochet, Audrey Lopez, Leslie Granger
Création lumière : Nanouk Marty
Régie son : Soliman Doré
« Le courroux du seigneur est dirigé contre toutes les nations, sa fureur contre leur armée entière. Il les voue par interdit, il les livre au massacre. Leur pays s’enivrera de sang, la poussière y sera rassasiée de graisse. C’est pour le Seigneur un jour de vengeance. C’est l’année des comptes. » Livre d’Esaïe, 34, 2-3.
Dans un monde usé, régi par l’argent et la publicité, le jeune Ben se révolte un jour et prend les armes. Il apprend la bible par cœur et l’utilise comme un glaive contre tous ceux qui l’entourent. Martyr est son histoire, celle des gens qui l’entourent, ceux qui le combattront et ceux qui croiront en lui. Reflet d’une génération à la recherche d’une cause supérieure, Ben décide qu’il a trouvé et que plus rien ne se mettra en travers de son chemin.
Entretien
Pourquoi avoir choisi cette pièce de Marius Von Mayenburg ?
Antoine Laudet (metteur en scène) : J’ai découvert cette pièce grâce à celui qui deviendra ensuite le personnage de Ben. Cet ami me l’a conseillée parce que je voulais travailler sur les textes bibliques et la religion. J’ai lu la pièce et je l’ai tout de suite aimée. J’aime la langue de Mayenburg qui est franche et assez poétique à la fois. Donc j’ai proposé la pièce à mes camarades intéressés par le projet et je leur ai laissé le choix du rôle, sans considération de sexe. L’équipe a donc été constituée librement. C’est vraiment quelque chose qui est à la base de ce projet, la liberté.
Comment la mise en scène et le jeu des acteurs ont-ils été pensés ?
Pour la mise en scène on a cherché une manière de travailler en symbiose, tous ensemble, avec le même droit de parole et de suggestion. Les acteurs étaient libres de faire ce qu’ils souhaitaient, avec leurs points forts et leurs faiblesses. On a commencé avec un premier travail de face, tous alignés, en essayant de prendre possession du texte à la lecture et les idées sont venues de cette façon, au fur et à mesure qu’on entrait dans le texte et les personnages. La mise en scène a commencé à prendre forme ; je lançais des idées, les autres comédiens ajoutaient autre chose, chacun apportant sa pierre à l’édifice. On a dû ensuite sortir des lignes du texte pour créer des dispositifs, structurer le déroulement de la pièce. Le travail a avancé comme ça, par strates : en ajoutant, en ajoutant encore, en élaguant, en épurant, en fonction des formes testées, des improvisations tentées.
Pourquoi cette absence de costume ?
Il s’agit d’un costume en réalité puisque cette absence est voulue, elle veut dire quelque chose. C’est une idée qui part du postulat du spectacle au départ, celui que chacun vient comme il est, prend un personnage et endosse son rôle pour venir raconter une histoire au public. Du coup, il n’y a pas de quatrième mur, pas de psychologie, mais simplement la volonté de se mettre un tout petit peu à distance pour raconter une histoire. C’est à partir de ce postulat et en l’acceptant qu’on en est venu à se concentrer sur la création d’images et d’ambiances sonores qui allaient nous permettre d’oublier cet aspect-là et nous faire entrer dans la pièce avec le public, avec la liberté d’entrer dedans et d’en ressortir quand on le souhaite pour le public. Une absence de costume et quelques accessoires pour donner des clés de compréhensions, des illustrations. Les comédiens, eux, sont libres, ils viennent avec ce qu’ils choisissent comme leur propre costume, leur propre vêtement. Plusieurs d’entre eux ont tout de même choisi une tenue à laquelle ils sont restés fidèles pour s’aider à rentrer dans leur rôle. Chacun travaille comme il le souhaite.
Est-ce une manière d’inclure davantage le public ?
Oui, c’était aussi une façon d’inclure le public, de ne pas trop se différencier de lui. On se dit souvent qu’on est des conteurs et que la seule différence avec le public est qu’on a des projecteurs et une salle. On aurait pu raconter cette histoire autour d’un feu, différemment, mais toujours dans la démarche de leur raconter une histoire. On veut faire du théâtre quelque chose d’incluant, pas quelque chose qui reproduise une histoire plaquée. Le théâtre, c’est quelque chose qu’on veut offrir aux gens et partager avec eux.
Martyr pose un ensemble de questions liées à la modernité mais aussi en rapport direct avec l’actualité. Est-ce une coïncidence ou bien avez-vous conduit la pièce dans ce sens-là ?
Oui, ces événements et ces questions m’ont influencé dans la manière de conduire la pièce, mais par opposition, dans le sens où je n’ai justement pas voulu réduire Ben à un djihadiste ou à un soldat de guerre, parce qu’il n’est pas cela. Ben est un adolescent, dans son lycée, plein de solitude comme on peut l’être à cet âge-là et il apprend par cœur les versets de la Bible. La pièce part surtout de là. Ces événements nous ont influencés car on les a pris en considération pour ne surtout pas tomber dans la caricature, les raccourcis, et laisser au maximum ouverts les possibles, de manière à ce que le spectateur se fasse sa propre opinion de l’histoire, et qu’il n’entre pas dans la question de savoir si Ben a raison ou pas. On a voulu au contraire leur exposer le problème, montrer comment le dialogue est impossible, et essayer de comprendre pourquoi, en cherchant à n’émettre aucun jugement sur les personnages. Le public regarde, tout en étant libre de se faire un avis. On a pensé la pièce pour qu’il reste dans l’observation, c’est surtout sur cette base-là que j’ai travaillé la mise en scène.
Le choix de la pièce ne vient pas de nulle part, mais il n’y a rien non plus de prémonitoire, simplement une envie d’aborder le sujet sur la base d’une sensation, d’une conscience de ce qu’est l’état des choses aujourd’hui et qui nous concerne un peu tous.
Pourquoi est-ce que Ben choisit la Bible ?
Je pense que Ben choisit la Bible parce que d’un point de vue purement textuel il y a plein de choses que l’on peut utiliser : tu peux en tirer les éléments que tu veux et en faire un montage, manipuler les versets en quelque sorte. Et c’est justement ce qu’il fait le plus souvent, en prenant ces versets et en les décontextualisant ; ce qui fait dire à ces versets tout à fait autre chose. D’autant plus que certains, hors contexte, peuvent apparaître d’une extrême violence tout en étant persuasifs. Je pense aussi qu’il a choisi la religion chrétienne, au-delà de la Bible, parce qu’il y a la volonté de ne pas associer Ben au fanatisme islamiste dont on entend beaucoup parler, et qui est très présent dans l’actualité depuis des années. Le fait que cela vienne d’une religion à laquelle on est plus accoutumés, qu’on interroge moins, apparaît plus étrange. C’est un moyen pour lui de créer un décalage, d’ouvrir d’autres portes que s’il avait utilisé une autre religion.
La Bible n’est-elle pas plutôt un refuge pour Ben ?
Oui mais pas au moment du déroulement de la pièce. On s’est posé la question de savoir depuis quand, à partir de quel moment, il a commencé à lire la Bible, à apprendre ces passages par cœur. Et est-ce qu’il les connaît par cœur ? Ou bien est-ce qu’il les lit ? On est parti du postulat qu’il les connaissait par cœur et qu’il connaissait ainsi une grande partie de la Bible, ce qui impliquait qu’il avait ce projet en tête depuis un moment et le travaillait de son côté jusqu’à obtenir une connaissance des textes assez solide pour pouvoir changer d’attitude du jour au lendemain. Le début de la pièce commence à ce moment-là, lors de ce changement brutal que les personnes de son entourage ne comprennent pas. Tout ça revient à dire que depuis longtemps il se sentait seul, peu entouré par ses camarades, que depuis longtemps il s’était plongé dans la Bible et y avait trouvé, d’une certaine façon, un refuge. C’est pour lui une sorte de période de transition avant le passage à l’âge adulte. Dans la pièce, le contrecoup de ce repli, c’est que cela devient une arme pour lui. Il se perd très peu dedans et l’utilise offensivement ou défensivement, mais toujours d’un point de vue stratégique, dans un affrontement d’idées. Il y a certains moments pendant lesquels il cède à la colère, à une sorte de panique, notamment dans une scène où une jeune fille essaye de flirter avec lui, mais il arrive à trouver les bons versets et lui répond en citant les passages qui concernent la relation homme-femme. Très peu de choses le déstabilisent, une fois passée cette période de repli sur lui-même, et l’apprentissage de la Bible.
Ben est-t-il en quelque sorte le reflet de la génération Y, ou bien renvoie-t-il à une catégorie sociale plus large ?
Oui, il est quand même associé à notre génération, qui a grandi dans une époque particulière et qui doit faire face à beaucoup de remises en question. On a alors plusieurs possibilités de réagir. Ben, lui, tombe dans l’extrême et cela va détruire plusieurs personnes autour de lui. Je pense que c’est une réaction en lien avec une prise de conscience d’un manque de symbole, de transcendance dans notre société qui est aujourd’hui dans le prosaïque, la publicité, l’image. Quand on a baigné là dedans et que l’on souhaite en sortir, se pose la question de savoir comment faire et quelles sont les possibilités pour vivre autrement. Je trouve que c’est une question très violente quand tu grandis et passes de l’innocence à un âge adulte. Donc il était intéressant d’aborder cette question-là, de l’utiliser pour Ben et de voir quel parti il avait pris, celui du fanatisme pour retrouver du symbole et du transcendant.
Mais il impose aussi ce choix à son entourage d’une certaine manière…
Oui, il le fait dans l’objectif de tout faire exploser autour de lui, et donc évidemment cela a aussi un impact sur la vie de son entourage : sa mère, son ami, sa professeur de biologie et le reste. Le choix qu’il a fait est très violent, il est lié à sa volonté de mettre du chaos dans ce quotidien, de sortir de cette vie réglée. La structure même de la pièce parle de cela puisque chaque scène est bien délimitée, numérotée, bien structurée. Ben n’a pas d’idée précise de ce qu’il voudrait mettre à la place de cette vie mais il a l’envie de faire changer les choses, ou du moins d’essayer. La seule personne qui le soutienne vraiment dans cette entreprise est George, son camarade classe, qui est handicapé et qui d’une certaine façon le suit parce qu’il est fasciné, presque amoureux, de Ben. C’est d’ailleurs amusant de voir comment il hypnotise son ami et l’emmène peu à peu avec lui, mais d’une façon différente que celle qu’on s’imagine ou dont on entend souvent parler dans le cadre d’une bande de jeunes un peu trop influençables qui se font embrigader et rejoignent des groupes obscurs avec une incompréhension totale du reste de leur entourage. Ben le fait d’une autre façon, beaucoup plus suave et drôle à la fois.
Par rapport à toutes ces problématiques, quel rôle peut jouer le théâtre aujourd’hui selon vous ?
C’est une tâche très compliquée que d’essayer d’ouvrir le théâtre à d’autres personnes. Il y a ceux qui vont au théâtre et ceux qui n’y vont pas, c’est très cloisonné. On retrouve souvent le même public. C’est alors difficile de travailler en se disant que ça peut changer quelque chose et faire bouger les lignes. Je me demande parfois comment faire pour changer cela. C’est la raison pour laquelle des festivals étudiants, proches de la fac ont un sens, car ils peuvent permettre de faire venir d’autres personnes. Je me pose souvent cette question : qu’est ce qui m’intéresse dans une pièce ? Ce n’est pas qu’on m’explique tout de manière trop limpide, pas non plus qu’on me propose une interprétation dans laquelle je ne saisis rien, je pense au contraire que le rôle et l’intérêt du théâtre, d’une pièce, est de susciter des questions chez les spectateurs et ainsi d’utiliser l’esthétique et la beauté, mais aussi la laideur, pour faire germer de petites graines dans leur esprit afin qu’ils y reviennent plus tard, s’interrogent plus largement. Le théâtre n’est pas assez englobant et ne peut pas faire changer les choses en étant frontalement politique, c’est un art qui joue sur les sens, l’écoute, la vue, et c’est en travaillant sur les esthétiques qu’on travaille ainsi sur les cœurs et les esprits.
Entretien mené par Anastasia Bemposta, étudiante en Master 1 Humanités et Industries créatives à l’Université Paris Nanterre